Abélard 
et
la question juive 

 

Avant propos

Deux ouvrages de Pierre Abélard nous donnent des indications sur la façon dont il parle du peuple juif et sur le jugement qu'il porte sur sa place dans la société médiévale. Il s'agit du "connais-toi toi-même" et du "dialogue". Cependant, pas plus que l'on ne doit faire d'Abélard un rationaliste libre-penseur, précurseur du XIXe siècle, on ne doit pas non plus en faire un militant moderne des droits de l'homme à l'égard du peuple juif.
Chacun connaît en effet la situation misérable des juifs au Moyen Âge, leur enfermement dans des ghettos et la stigmatisation générale de ce peuple accusé par les chrétiens d'être le "peuple déicide", jusque dans la liturgie du Vendredi Saint. Les textes d'Abélard, en rupture avec cette mentalité, communément répandue, sont très intéressants et ont retenu l'attention de  beaucoup de commentateurs. Toutefois il ne semble pas qu'Abélard ait parlé des croisades qui lui sont contemporaines.

Sur cette question il faut absolument consulter Peter von MOOS, "Les collationes d'Abélard et la question juive au XIIeme siècle". Paris, Journal des Savants, 1999, p. 449-489 . Ouvrir le fichier PDF: cliquez ici


Enluminure sur un manuscrit du Moyen Âge vers 1460. Un juif allemand porte la "rouelle".
Manuscrit add. British Library,Londres

Connais-toi toi-même  

Ce traité d'éthique qui expose avec conviction la morale de l'intention si chère à Abélard aborde très brièvement la culpabilité des juifs qui ont crucifié Jésus. Le cliché "déicide" n'a plus cours. Les bourreaux du calvaire sont pour Abélard l'exemple de l'ignorance invincible. Ils peuvent sans doute encourir une "peine" -poena- mais ils n'ont pas péché. C'est la distinction abélardienne entre intention "intentio" qui caractérise le péché moral et l'acte "operatio" qui peut éventuellement entraîner une peine, une sanction.

"Quoi donc de surprenant si ceux qui crucifièrent le Seigneur, en raison de cet acte injuste, encore que leur ignorance les excusât de pécher, auraient pu de façon non déraisonnable encourir une peine temporelle."

Quelques lignes plus loin  :

Nous disons aussi que pèchent en oeuvre ceux qui persécutèrent le Christ ou les siens qu'ils croyaient devoir persécuter, et pourtant ils eussent péché plus gravement s'ils avaient commis la faute de les épargner en dépit de ce que leur imposait leur conscience.

Le concile de Sens de 1141 condamnera sans nuance cette position et maintiendra la thèse traditionnelle. Est donc condamnée la proposition soutenue par Abélard:

Quod non peccaverunt qui christum ignorantes crucifixerunt; et quod non culpae adscribendum est quidquid fit per ignorantiam

 Dans le "Dictionnaire de Théologie Catholique" de Vacant et Mangenot, à l'article Abélard, Portalié écrira : "Il excuse formellement le déicide des juifs." On ne peut être plus clair dans la condamnation de la position abélardienne. Mais c'est Abélard qui emporte la sympathie.
 

Dialogue d'un philosophe avec un juif et un chrétien


L'ouvrage s'intitule en latin "Collationes" et en Français "Dialogue" ou encore "Conférences".

Le texte ci-dessous est extrait de la première partie du dialogue qui met en scène un philosophe et un juif. Le philosophe a déjà exposé en début de la controverse que la recherche du bien suprême peut être conduite par la pratique la loi naturelle sans qu'il soit nécessaire d'y ajouter d'autres préceptes. Vient alors le moment où le juif va faire l'apologie de la loi juive, la Torah. Il commence par décrire la condition de ses coreligionnaires dans la société. Il ne semble pas qu'Abélard ait eu des contacts privilégiés avec le milieu juif de son temps. On pense néanmoins aux rabbins de Paris ou à la célèbre école du Talmud fondée à Troyes par Rashi. Sa description est néanmoins criante de vérité.
Charles de Rémusat dans son livre "Abélard" Paris, Lagrange,1845, p. 536, écrit :


Chrétiens et juifs au Moyen Âge :
une autre conception du dialogue

"qu'il est un tableau vrai de la situation des juifs au Moyen Âge et certainement un des plus beaux morceaux qu'Abélard ait écrit" 

MISÉRABLE CONDITION DU PEUPLE JUIF
EXPATRIÉ ET DISPERSÉ

C'est attribuer à Dieu la pire cruauté qu'imaginer que reste sans salaire la persévérance de notre zèle après tout ce qu'il supporte. Il n'est, en effet, ni su, ni même croyable qu'aucune race jamais ait pu subir pour Dieu autant que pour Lui nous ne cessons de souffrir ; et il ne peut être rouille de péché dont on ne doive concéder que la consume la fournaise de cette affliction. N'est‑il vrai que, dispersés parmi toutes les nations, seuls, sans roi ni prince ici‑bas, nous sommes soumis à tant d'exactions que presque chaque jour, pour racheter notre misérable vie, il nous faut payer une intolérable rançon ? Aux yeux de tous nous méritons tant de mépris et de haine qu'il n'est injure contre nous qui ne soit estimée suprême justice et suprême sacrifice offert à Dieu. Car tout le monde prétend que n'aurait pu nous frapper le malheur d'une telle captivité si nous ne portions à Dieu la plus grande des haines, et c'est pourquoi tant gentils que chrétiens considèrent comme juste vengeance chaque sévice exercé à notre endroit. Les gentils gardent en mémoire les antiques oppressions que jadis nous leur fîmes subir en nous emparant de leur terre et les longues poursuites par lesquelles nous les avons épuises et détruits ; aussi tout ce qu'ils nous imposent leur semble une revanche bien méritée. Quant aux chrétiens, dont nous avons, disent‑ils, mis à mort le Seigneur, plus fort est le motif qu'ils semblent avoir de nous persécuter. Voilà ceux entre qui se poursuit notre exil, ceux à la protection de qui nous devons nous confier ! C'est à nos pires ennemis que nous remettons notre vie et nous sommes contraints de croire à la bonne foi des infidèles. Même la détente du sommeil, qui réchauffe et recrée la nature, nous trouble de tant de soucis que même en dormant nous ne pouvons penser à autre chose qu'au péril de notre servitude. Vers aucun lieu, si ce n'est vers le Ciel, ne s'ouvrent pour nous de sûrs accès, car riches de dangers nous restent toutes habitations. S'il nous faut chercher refuge un peu plus loin, c'est un bien lourd loyer que nous payons pour un local auquel nous ne pouvons guère nous confier. Les princes sous l'autorité desquels nous vivons, et dont nous achetons cher la protection, souhaitent d'autant plus notre mort qu'elle leur permet de faire plus licitement main basse sur nos biens. Soumis à tant de contraintes et d'oppressions, comme si contre nous seuls s'était ligué le monde entier, c'est miracle déjà qu'il nous soit licite de vivre ; on ne nous permet de posséder ni champs ni vignes ni aucune sorte de terre, car rien ne nous les pourrait garantir contre des attaques manifestes ou occultes. D'où vient qu'il ne nous reste principalement que le lucre par lequel, prêtant à intérêts aux étrangers, nous pouvons survivre de façon misérable, mais non sans susciter les pires haines de la part de ceux qui se jugent ainsi gravement lésés. Sur cette extrême misère de notre existence et sur les incessants périls qui nous accablent, aux yeux de tous notre état même est plus éloquent qu'aucune parole.

Maurice de Gandillac, "Conférences, Connais-toi toi-même", Paris, Cerf, Sagesse Chrétienne, 1993, p.70


Une disputation.
Les protagonistes juifs sont reconnaissables à leurs couvre-chefs. Gravure sur bois de Johannes von Armssheim - 1483

Le dialogue interreligieux
Abélard qui s'est mis dès le départ en position d' arbitre impartial entre les trois protagonistes, le philosophe, le juif et le chrétien, va conduire ce débat sous l'angle de la rationalité de la vraie religion. Son intérêt pour les épreuves que supporte le judaïsme n'est pas d'abord humanitaire. Il va se demander seulement s'il est raisonnable de souffrir tant de maux pour atteindre la béatitude et s'il n'y a pas d'autres voies plus efficaces et moins onéreuses.

Cette attitude intellectuelle ne l'empêche pas de décrire très concrètement dans le détail, comme on le voit dans le texte ci-dessus, la situation misérable des communautés juives et de compatir sincèrement. Il s'insurge contre les chrétiens qui considèrent comme  une juste vengeance tout sévice exercé à leur endroit... Les contemporains ne sont pas tous, loin de là, de cet avis

Deux contemporains célèbres

Bernard de Clairvaux
«Les Juifs ne doivent point être persécutés, ni mis à mort, ni même bannis. Interrogez ceux qui connaissent la divine Écriture. Qu'y lit-on de prophétisé dans le Psaume, au sujet des Juifs. Dieu, dit l'Église, m'a donné une leçon au sujet de mes ennemis :
"ne les tuez pas, de crainte que mes peuples ne m'oublient" . Ils sont pour nous des traits vivants qui nous représentent la passion du Seigneur. C'est pour cela qu'ils ont été dispersés dans tous les pays, afin qu'en subissant le juste châtiment d'un si grand forfait, ils servent de témoignage à notre rédemption."Bernard de Clairvaux lettre 363
Bernard ne souhaite pas la persécution des juifs, mais il considère qu'il s'agit pour eux d'un juste châtiment s'ils sont dans cette situation. Avec opiniâtreté, il combattra Abélard au concile de Sens et n'aura de cesse qu'on le condamne pour avoir enseigné que les juifs qui ont crucifié Jésus pourrait ne pas avoir commis de péché s'ils étaient dans l'ignorance.

10. Ceux qui ont crucifié le Christ sans le connaître n'ont point péché et rien de ce qui se fait par ignorance ne doit être imputé à faute.

Pierre le Vénérable
L'abbé de Cluny est  un ami de Pierre Abélard. Leur attitude respective vis à vis des juifs est  pourtant fort différente.  L'abbé écrira une lettre à Louis VII pour l'encourager à confisquer les biens des juifs afin de financer la croisade. Il propose qu'on leur laisse la vie mais qu'on s'en prenne à leurs biens car ceux-ci ont été mal acquis, extirpés frauduleusement aux chrétiens par l'usure. Il écrira, vers 1143-1144, un traité violent contre les juifs "Adversus judeorum inveteratam duritiem" . Pour les juifs, selon lui, c'est le temps de l'exil et de la servitude. La terre, jadis donnée par Dieu, les rejette comme des immondices; le peuple élu est devenu le peuple esclave, son destin est celui de Caïn éternellement errant, éternellement humilié et soumis. Dominique Iogna-Prat dans son ouvrage "Ordonner et exclure" Paris, Aubier, 1998, intitulera ce chapitre consacré principalement à Pierre le Vénérable : "Les juifs appartiennent-ils à l'espèce humaine ?"


Pierre le Vénérable oblat
vitrail de Sauxillanges

Concluons avec Abélard
 Dans la confrontation judaïsme, christianisme, c'est  le christianisme qui va évidemment l'emporter, comme il le montrera dans la seconde partie, dans le dialogue entre le philosophe et le chrétien. La loi chrétienne perfectionne la loi juive en l'enrichissant de la sagesse de la loi naturelle. Le but que poursuit Abélard est atteint : la rationalité de la foi chrétienne est démontrée.

C'est ainsi que le débat prend fin  sans conversion, dans la tolérance et dans une quête commune de la vérité.
"Le rationalisme d'Abélard l'empêchait d'adopter les arguments irrationnels incitant à la persécution des Juifs au Moyen Âge." Langmur, Faith of Christians
"Cela a suffit pour qu'il rende justice à la diaspora juive de son temps avec cette tolérance exceptionnelle qu'on lui a à juste titre si souvent reconnue."
 Peter von Moos

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