LETTRE A MAÎTRE GUY DE CASTELLO

Lettre 192

 

 

 

 

Saint Bernard l'engage à ne pas aimer ni favoriser Abélard au point de prendre parti même pour ses erreurs.

 

A son vénérable seigneur et trèscher père, maître Guy, par la grâce de Dieu cardinale prêtre de la sainte Église romaine, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et servi sincère qu'il n'incline trop ni à droite ni à gauche.

 

Je vous ferais injure si je pensais que votre amitié pour les gens pourrait s'étendre jusqu'à aimer leurs erreurs, car c'est ignorer les règles de l'amitié véritable que d'aimer ainsi; une telle affection n'a rien que de terrestre, de charnel, de diabolique et de funeste aussi bien à celui qui aime qu'à celui qui est aimé de la sorte. Que les hommes se jugent les uns les autres comme ils l'entendent; quant à moi, je ne puis porter de vous d'autre jugement que celui que la raison et la justice me dictent. Il y a des gens qui commencent par se prononcer et qui vont ensuite aux preuves; pour moi je n'affirme qu'un breuvage est doux ou amer qu'après y avoir goûté. Maître Pierre a introduit dans ses ouvrages des nouveautés profanes tant par les termes, dont il se sert que par le sens qu'elles expriment; il dispute de la foi contre la foi et se sert des paroles de la loi pour détruire la loi. Ce n'est plus l'homme qui n'aperçoit encore les choses que comme dans un miroir et en énigme (I Cor., XIII, 12), mais un homme plein de vanité et bouffi d'orgueil qui les voit déjà face à face. Il vaudrait bien mieux pour lui qu'il se connût lui-même selon le titre de son livre (Intitulé : Connais-toi toi-même), qu'il se contint dans de justes bornes et se contentât d'être sage avec mesure. Je ne l'accuse point au tribunal de Dieu le Père; il a un autre accusateur que moi, c'est son livre favori, celui qui fait ses malheureuses délices. Il parle de la Trinité comme Arius, de la grâce comme Pélage, de la personne du Christ comme Nestorius. Mais je manquerais à la bonne opinion que j'ai de votre justice si j'insistais plus longtemps sur la nécessité pour vous de n'envisager dans la cause du Christ que les intérêts de Notre Seigneur; toutefois ne perdez pas, de vue qu'il y va de votre intérêt dans le rang où Dieu vous a placé, de celui de l'Église du Christ et même de l'intérêt de la personne dont il s'agit, qu'on lui impose silence, puisqu'il n'ouvre la bouche que pour blasphémer et pour faire entendre des paroles amères et dangereuses.

OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION NOUVELLE PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
PARIS,  LIBRAIRIE LOUIS DE VIVÈS, ÉDITEUR , 9, Rue Delambre, 9, 1866

http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/index.htm

Pour les commentaires de Horstius et Mabillon, se reporter au site de l'abbaye Saint-Benoit
qui a mis en ligne cette traduction, 08/12/2003

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