LETTRE A HAIMERIC, CARDINAL
ET CHANCELIER DE LA COUR DE ROME.

Lettre 338

 

Pierre Abélard étant convaincu d'hérésie ne devrait pas pouvoir espérer qu'il trouvera un refuge auprès des cardinaux et de la cour de Rome.

 

A son intime et très illustre ami Haimeric, cardinal diacre et chancelier de la cour romaine, Bernard, abbé de Clairvaux, souhaits qu'il se conduise avec sagesse devant Dieu et devant les hommes.

 

1. Ce que je n'avais entendu que de mes oreilles de la doctrine de Pierre Abélard, je l'ai vu de mes propres yeux dans ses livres. J'ai remarqué ses expressions, j'ai noté le sens qu'elles cachaient, lequel pour moi n'est qu'un sens pernicieux. Notre nouveau théologien se sert des propres paroles de la loi pour renverser la loi elle-même; il jette les choses saintes aux chiens et les perles aux pourceaux; corrupteur de la foi des simples, il souille la pureté même de l'Église. Il est dit que le vase garde longtemps sa première odeur (Horace). On a retiré des flammes un livre qu'on avait condamné à y périr, et c'est dans le sein de l'Église qu'un ennemi déclaré de l'Église, un persécuteur de la foi vient chercher un asile; c'est elle-même qui le relève après qu'il a été terrassé : Périsse, est-il dit, celui qui souille la couche de son

te père et porte atteinte à l'honneur de son lit ! Or cet homme a déshonoré l'Église et infesté de ses vices les âmes des simples. Il prétend aborder avec les seules lumières de la raison les mystères qui ne sont accessibles qu'à la vivacité d'une foi pieuse et soumise qui croit sans examen. Pour lui, doutant de Dieu même, il ne veut croire que ce que sa raison saisit et comprend. Le Prophète a beau dire : « Vous ne comprendrez pas si vous ne croyez pas (Isa., VII, 9), » Abélard traite la foi spontanée de pure crédulité, en se fondant mal à propos sur ces paroles de Salomon : « Celui qui croit promptement est un esprit léger (Eccli., XIX, 4). » Qu'il blâme donc Marie d'avoir cru sans hésiter à la parole de l'ange lui disant : « Vous concevrez et vous mettrez un enfant au monde (Luc., I, 21); » qu'il blâme également celui qui, à sa dernière heure, à sa dernière minute, ajouta foi sans balancer aux paroles du mourant qui lui disait : « Aujourd'hui même vous serez avec moi dans le paradis (Luc., XXIII, 43), » et qu'il réserve ses louanges pour les coeurs durs qui méritèrent d'entendre ce reproche du Sauveur lui-même : «  O insensés! coeurs lents et tardifs à croire ce que les prophètes ont prédit (Luc., XXIV, 25), n et qu'il garde son approbation pour celui qui â mérité d'entendre ces mots : « Pour n'avoir point ajouté foi à ce que je vous ai dit, vous allez perdre la parole et devenir muet (Luc., I, 20). »

2. Mais, pour renfermer en peu de mots ce que le cadre étroit d'une lettre ne peut recevoir tout au long, je vous dirai que notre admirable docteur à de commun avec Arius de distinguer des degrés dans la Trinité; avec Pélage, de faire le libre arbitre supérieur à la grâce; avec Nestorius, de diviser Jésus-Christ en niant l'union de son humanité à la Trinité, après tout cela il se vante d'avoir ouvert les canaux de la science aux cardinaux et aux ecclésiastiques de la cour de Rome, de leur avoir fait recevoir et goûter ses livres et ses maximes, et de compter des partisans dévoués de ses erreurs dans ceux mêmes en qui il ne devrait trouver que des juges pour le condamner.

Hyacinthe m'a fait bien des menaces qui sont demeurées sans effet, parce qu'il n'a pu y donner suite. Après tout, je n'en ai pas été surpris, puisqu'il n'a su garder de mesure à Rome même, ni envers le Pape, ni envers la cour de Rome. Mon cher Nicolas, qui d'ailleurs vous est aussi dévoué qu'à moi, vous apprendra de vive voix, mieux que je ne pourrais le faire par écrit, tout ce qu'il a vu et entendu.

OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION NOUVELLE PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
PARIS,  LIBRAIRIE LOUIS DE VIVÈS, ÉDITEUR , 9, Rue Delambre, 9, 1866

http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/index.htm

Pour les commentaires de Horstius et Mabillon, se reporter au site de l'abbaye Saint-Benoit
qui a mis en ligne cette traduction, 08/12/2003

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