Abélard parle du Pallet :

Que dit-il ?
 

Analyse d'un passage du texte latin de l'Historia calamitatum mearum 

 

 

Préambule

Il n’y a pas beaucoup de passages dans les écrits d’Abélard où celui-ci parle du Pallet. On a deux fois « repatriare », H.C. p. 65 et 67, retouner dans ma patrie ; une fois « in patriam meam transmisi », H.C. p. 74, pour l’envoi d’Héloïse au Pallet et une fois « ad patriam meam reversus », H.C. p.75, avant le retour à Paris. Le cinquième et dernier passage est celui du début de « l’histoire de mes malheurs ». Si l’on regarde de près ce petit texte on peut cependant trouver des informations plus nombreuses qu’on ne croit de prime abord. Comme les traductions ne sont pas toujours très explicites et mettent chacune l’accent sur des points différents, on peut risquer une explication du texte latin. Les vrais latinistes jugeront d’un essai d’amateur :

 

 

Texte

Voici d’abord le texte et quelques traductions :

 

Ego igitur, oppido quodam oriundus quod in ingressu minoris britannie constructum, ab urbe Namnetica versus orientem octo credo miliariis remotum, proprio vocabulo Palatium appellatur, sicut natura terre mee vel generis animo levis, ita et ingenio extiti et ad litteratoriam disciplinam facilis.

ABÉLARD Historia calamitatum, J. Monfrin, Vrin Paris 1978, p. 63

 

Traductions

 

  1. Je fu nés en un chastel qui siet a l’entree de la petite Bretaigne, loing de la cité de Nantes, si comme je croy, quatre luyes par devers oriant ; et est appellez par son propre nom Palat. Et selon la nature de la terre ou de mon lignaige, fu legiers de couraige et de engin et legierment enclins a la discipline des lettres.

HICKS Eric, La vie et les epistres Pierres Abaelart et Heloys sa fame, traduction du XIIIe attribuée à Jean de Meung (+1304) Honoré Champion, Paris, 1991

 

  1. Je suis né dans un bourg situé à l’entrée de la Bretagne, environ à huit milles de Nantes, du coté de l’Est, et appelé le Palais. Si je dus au sol natal ou à la vertu du sang la légèreté de mon caractère, je reçus aussi de la nature une grande aptitude pour la science.

GUIZOT M. et Mme. Lettres d’Abailard et d’Héloïse. Houdaille, Paris, 1839.T. II, p. 4 Traduction de E. Oddoul

 

  1. Je suis originaire d’un bourg situé à l’entrée de la Bretagne, à huit milles environ de Nantes, vers l’est, et appelé le Palais. Si je dois à la vertu du sol natal ou au sang qui coule dans mes veines certaine légèreté d’esprit, j’en reçus en même temps le goût de la culture littéraire.

GRÉARD Octave. Lettres complètes d’Abélard et d’Héloïse. Nouvelle traduction. Garnier frères, Paris, 1869, p. 2

 

  1. Je suis né à Palais en Bretagne, huit mille (sic)  environ à l’est de Nantes. Du sol natal ou de l’hérédité, je ne sais, je tiens la vivacité de mon caractère et ma facilité pour l’étude.

COROT Gilbert. Lettres d’Héloïse et d’Abélard. Robert Morel éditeur, 1963

 

  1. Je suis originaire du bourg du Pallet, situé aux confins de la Petite-Bretagne, à environ huit milles à l’est de Nantes. Si je dois à cette patrie, ainsi qu’à l’héritage de mes aieux une légèreté naturelle d’esprit, mon génie propre m’a conféré le goût des études littéraires.

ZUMTHOR Paul. Abélard et Héloïse, correspondance. Union Générale d’édition, 10/18, Paris, 1979

 

  1. Je suis originaire d’un bourg situé à l’entrée de la Bretagne, environ à huit milles de Nantes, vers l’est, et appelé le Palais. Si je dois à mon sol natal et à ma race l’agilité de mon esprit, j’en reçus aussi une grande aptitude pour les études littéraires.

STOUFF Louis. Héloïse et Abélard : Lettres. Union générale d’édition, 10/18, Paris, 1994

 

  1. Je suis né dans un bourg bâti à l’entrée de la Petite Bretagne, à huit milles de Nantes je crois, vers l’est. Son nom précis est Le Pallet. Doté d’un esprit vif me venant de ma terre natale ou de mes ancêtres, je révélai des dispositions naturelles pour les études littéraires.

FERROUL Yves. Héloïse et Abélard, lettres et vies. GF Flammarion, Paris, 1996

 

  1. Je suis originaire d’un bourg situé à l’entrée de la Bretagne, à huit milles environ de Nantes, vers l’est, et appelé le Pallet. Si je dois à la vertu de ma terre et de ma lignée certaine légèreté d’esprit, j’en reçus en même temps le goût de la culture littéraire.

BOUYÉ Édouard. Abélard et Héloïse, correspondance. Gallimard, folio classique, Paris, 2000. Traduction d’Octave Gréard revue par E. Bouyé.

 

  1. Je suis né dans un bourg situé à l’entrée de la Bretagne, environ à huit milles de Nantes et appelé le Palais. Si je dus au sol natal ou à la vertu du sang qui coule dans mes veines la légèreté de mon caractère, je reçus aussi de la nature une grande aptitude pour la science et la littérature.

VÉRAIN Jérôme. Histoire de mes malheurs. Fayard, mille et une nuits, Paris, 2001

 

  1. Pour en revenir à moi, je suis natif d’une bourgade provinciale qui porte le nom de Le Palais. Elle est construite aux marches de la Bretagne mineure, éloignée disons de quelques huit milles de Nantes vers l’orient. Je me suis révélé d’esprit vif comme est la nature de ma terre et le génie de sa race. A ce caractère correspond probablement mon inclination pour la discipline des lettres.

OBERSON Roland. Héloïse – Abélard, correspondance, nouvelle version des lettres I-VI. L’Age d’Homme, Lausanne, 2002

Note 4 « Il se sent apporter en France l’âme légère de son pays et le génie inquisiteur qui convient à cette discipline des lettres. »

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Commentaire

 

Constructum.

Les traducteurs disent en général : « situé » Ferroul dit : « bâti » et Oberson dit : « bourgade construite ». Pour nous qui savons maintenant l’importance (20m X 20m) du donjon (chastel dit Jean de Meung) de l’an mil au Pallet (datation au carbone 14), peut-être la plus grande surface au sol de tout l’ouest, le mot « construit » dit plus que « situé ». L’image que s’en faisait Abélard devait être celle d’une imposante construction fortifiée.

 

Proprio vocabulo.

Les traducteurs font l’impasse sur ces deux mots sauf Jean de Meung et Ferroul qui dit : « Son nom précis est ». J’avais traduit sur le site « communément appelé Le Pallet ». La traduction de Ferroul est plus juste. Palatium est un nom propre connu. Jean de Salisbury étudiant anglais et disciple d’Abélard dira toujours le « péripatéticien du Pallet ».

 

Sicut. C’est là que commence le membre de phrase plus difficile où les traductions divergent le plus.

 

Terre(ae) mee (ae) vel generis.

On a, chez les traducteurs, d’une part, pour « terre » la terre, le sol natal, la patrie et d’autre part, pour « generis », le lignage (Jean de Meung), la race, le sang, l’hérédité, l’héritage des aieux.

Vel

Ce vel « ou » n’est pas une alternative, un choix d’élimination, c’est plutôt une équivalence. « ou, si vous voulez », un signe =. Les traducteurs disent tantôt « ou » : Jean de Meung, Gréard, Corot, Ferroul et tantôt « et » : Oddoul, Zumthor, Stouff, Bouyé, Vérain, Oberson. En vérité, le sol natal c’est aussi le lignage, c’est l’enracinement au Pallet. Voir dans Oberson « sa » race : la race de la terre natale. La terre et l’hérédité convergent vers la même signification. C’est dans ce patrimoine géographique et généalogique qu’Abélard veut situer ce qu’il lui doit et ce qu’il est.

 

Animo levis d’une part et

Ingenio ad litteratoriam disciplinam facilis d’autre part.

La dette d’Abélard à l’égard de son origine « natura » au Pallet porte sur ces deux éléments et pas seulement sur le premier. C’est la position générale des traducteurs sauf Zumthor, Ferroul et peut-être Oberson, qui ne mettent au compte du sol et de la race que l’animo levis .

 

Sicut …ita et

On voit donc qu’il y a une énumération parallèle, de même de même, qui va d’animo à ingenio.

Animus, c’est l’âme. La plupart des traducteurs disent « esprit ». Est-ce juste ? C’est plutôt le cœur, opposé à l’intelligence, la grandeur d’âme, le « couraige » comme traduira très justement Jean de Meung, le caractère comme diront Oddoul, Corot, Verain, Oberson. Abélard n’est pas pour rien fils du chevalier Bérenger. « Levis » c’est le contraire de lourd. C’est agile, vif. Abélard a du tempérament. Il transposera dans les joutes littéraires ou philosophiques la vivacité et le courage des chevaliers.

 

Ingenium. Le génie sans doute, les dons naturels propres mais d’abord les dispositions intellectuelles, l’intelligence, le talent. In magnis animis ingeniisque. Cicéron. Dans les âmes et les intelligences élevées. Abélard s’est donc révélé doué d’une intelligence exceptionnelle pour les études littéraires.

 

 

 

Conclusion

Abélard estime donc tenir de son sol natal et de son hérédité, c'est-à-dire de son enracinement au Pallet, à la fois une vivacité de caractère, typique d’une grandeur d’âme chevaleresque et une intelligence talentueuse pour aborder avec facilité les disciplines littéraires.

L’identité profonde d’Abélard aux deux aspects complémentaires trouve, selon lui, sa source dans sa patrie natale, dans cet oppidum de la Bretagne mineure et ce donjon qui abrite son lignage. C’est un bel hommage rendu au « palatium » du XIIe siècle.

 

 

 

Essai de traduction

Quant à moi, je suis originaire d’une place forte construite à l’entrée de la (petite) Bretagne, à huit milles, je crois, à l’est de Nantes. Son nom précis est « Palais ». S’il est vrai que je dois naturellement à ma terre natale comme à mes ancêtres d’avoir fait preuve d’un caractère vif, je leur dois aussi une intelligence capable d’aborder les disciplines littéraires avec beaucoup de facilité.

 

 

 

Variante

Dans la traduction du « animo levis » Je me suis orienté vers une qualité chevaleresque, de courage et de grandeur d’âme, suivant plutôt Jean de Meung et donnant à « levis » le sens de vivacité. Michael Clanchy, quant à lui, y voit une légèreté de troubadour, la légèreté du poète, parce qu’Abélard était né dans un pays frontalier.

« La terre à laquelle Abélard devait sa légèreté n’était donc pas l’Atlantique ( ?) ou la Bretagne mais le Sud de la Loire où se trouve sa ville natale Le Pallet. De la les routes conduisaient en Anjou et dans le sud de la France, au sud vers le Poitou et l’Aquitaine, pays des troubadours. Le Pallet se trouve au point axial de la région où dit le troubadour Jaufré Rudel nous chantons « en simple langue romane ». De surcroît, Richard de Poitiers, chroniqueur digne de foi, rapporte que le père d’Abélard était poitevin ( ?). La terre et les ancêtres qui donnèrent à Abélard sa légèreté sont donc le territoire et la culture même qui formèrent les troubadours. » p. 174

« Abélard était issu du même milieu culturel que Guillaume IX d’Aquitaine mais plus modeste. » p. 167

Mais Clanchy concède :

« La lutte et la passion occupent une place de choix dans le récit que brosse Abélard de sa carrière cléricale dans les écoles avant de devenir moine et moraliste. » p.167

 

En tout état de cause il faut écarter le sens volage ou capricieux. B. Radice : « volatile temperament »

 

Henri Demangeau
27/09/2006

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