Héloïse à Argenteuil
 

La jeunesse d'Héloïse à Argenteuil

Argenteuil, sur les bords de la Seine, en aval de Paris, est aujourd'hui une commune de la banlieue parisienne dans le Val d'Oise, (95) à 13 Kms à vol d'oiseau de l'Île de la Cité et 7 Kms de Saint-Denis.

 Ville populeuse de 94.000 habitants, elle possède un boulevard "Héloïse" en bordure de Seine avec un marché couvert "Héloïse". Le quartier de l'ancienne abbaye Sainte-Marie se situe autour de l'actuelle rue Notre-Dame. Le musée du "vieil Argenteuil" qui était anciennement associatif  vient de devenir municipal. Il est situé près de la sous-préfecture. D'importants travaux doivent y être entrepris pour le rendre apte à recevoir des visiteurs.

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Boulevard Héloïse de Sysley

Le témoignage de l'Historia calamitatum
"M
ais son oncle et sa famille, pour se venger de l'affront qu'ils avaient reçu, se mirent à divulguer le mariage et à violer envers moi la foi jurée, Héloïse protestait hautement du contraire et jurait que rien n'était plus faux. Fulbert, exaspéré, l'accablait de mauvais traitements. Informé de cette situation, je l'envoyai à une abbaye de moniales voisine de Paris et appelée Argenteuil, où elle avait été élevée et instruite dans sa première jeunesse, et je lui fis faire et prendre, à l'exception du voile, les habits de religion en harmonie avec la vie monastique."Abélard, Historia calamitatum.

Ces informations sur la jeunesse d'Héloïse à l'abbaye d'Argenteuil où elle a été "élevée et instruite" sont précieuses mais posent de nombreuses questions. Si nous savons d'Héloïse que sa mère se nomme Hersende, nous ignorons pour quelles raisons Héloïse a été élevée dans ce monastère. Hersende elle-même n'a t-elle pas vécu dans ce monastère avec sa fille ?


Le monastère d'Argenteuil


Héloïse jeune
par J. Gigoux 1839

C'est un monastère réservé aux femmes. L’abbaye bénédictine Sainte-Marie est attestée dès le VIIème siècle par une charte de Childebert III. Elle  accueille une communauté féminine.

 La légende veut que Théodrade, fille de Charlemagne, ait reçu en 800 et en ces lieux, la Sainte Tunique du Christ en cadeau de son père. La tunique aurait été retrouvée par sainte Hélène, au IVe siècle ap. JC, et conservée à Constantinople jusqu’au VIIIe siècle, date à laquelle l’impératrice Irène l’aurait offerte à Charlemagne en gage d’allégeance lors de son sacre. En l’an 800, Charlemagne est en effet sacré empereur d’Occident par le pape Léon III en échange du rétablissement de ce dernier sur le trône pontifical. Il aurait ensuite fait don de la tunique au monastère d’Argenteuil dont sa fille Théodrade était abbesse, en l’an 800. On sait par les sources historiques que celle-ci fut effectivement abbesse d’Argenteuil, mais pas avant 814, année de la mort de Charlemagne.
À la basilique Saint-Denys d’Argenteuil est conservé un textile de laine ancien, traditionnellement vénéré par l’Église comme étant la tunique portée par le Christ pendant sa passion. Pour en savoir plus, voir le site de la commune d'Argenteuil

Néanmoins Héloïse n'aura pas connu cette "sainte tunique" car ce ne serait qu'en 1129 que les moines de Saint-Denis, nouveaux occupants, auraient découvert cette précieuse relique dans un mur où elle aurait été cachée pour échapper au pillage des Normands. Héloïse expulsée d'Argenteuil sera alors au Paraclet.

"Le monastère féminin d'Argenteuil n'est certainement pas l'une des plus pauvres maisons religieuses de l'Île-de- France. Il se trouve sans doute sous la protection du puissant lignage des Garlande. Il accueille sans doute de jeunes enfants de l'aristocratie que leur famille a placés là pour délester la maisonnée d'un trop lourd poids de filles dans l'attente d'un hypothétique mariage ou pour qu'on les dresse tout simplement aux bonnes manières."
"Lorsque l'enfant atteint les sept ans on la soumet à l'apprentissage de la lecture dans les psaumes d'abord qui servent d'abécédaire, plus largement dans la bible et l'on passe de là aux premiers rudiments de la grammaire" Guy Lobrichon, Héloïse, l'amour et le savoir p.142 et sq.


Deuxième séjour à Argenteuil 1118
Ces événements se situent donc après la naissance d'Astrolabe au Pallet et le retour d'Héloïse à Paris vers 1118. Abélard veut protéger Héloïse de la vengeance de son oncle Fulbert
car Héloïse a pris, avec passion, le parti d'Abélard. Par ses dénégations elle fait tout pour contrer son oncle et faire croire autour d'elle qu'il n'y a pas eu de mariage entre elle et Abélard. La carrière professorale d'Abélard en dépend : un homme marié ne peut pas être clerc, voire chanoine de Notre-Dame. L'arrangement du mariage secret était ainsi un montage au profit d'Abélard et de ses ambitions.

Mais Fulbert qui avait pourtant promis le secret à Abélard tient sa vengeance : lui et son clan  parlent et révèlent le mariage. Héloïse nie. Selon Abélard, Fulbert la maltraite. La solution est trouvée : sur décision d'Abélard, qui use de son autorité maritale, Héloïse quitte la maison de Fulbert et se réfugie à Argenteuil "où elle avait été élevée et instruite dans sa première jeunesse". Elle revêt l'habit de religieuse mais ne prend pas le voile : elle n'a donc pas encore le statut de moniale bénédictine. Le lien indissoluble du mariage demeure mais il n'y a plus de cohabitation. Bien que reléguée au couvent, Héloïse n'en reste pas moins la femme de Pierre Abélard.


Héloïse et Abélard
J. Gigoux

"Peu de temps après que nous eûmes reçu le sacrement, tu t'en souviens, tu étais alors retirée au couvent d'Argenteuil, je vis un jour te voir en secret. ma concupiscence déchaînée se satisfit avec toi dans un coin du réfectoire, faute d'un autre endroit où nous livrer à ces ébats. Tu te souviens, dis-je, que nous ne fûmes même pas retenus par la majesté du lieu consacré à la Vierge"
Pierre Abélard, lettre à Héloïse V

Cette vie séparée aurait pu continuer ... avec des accommodements ... Il ne manque pas d'exemple de femmes qui ont été quasi contraintes à la compagnie des moniales pendant que leur mari partait à la croisade, sans parler des femmes répudiées par leur mari pour les besoins des arrangements patrimoniaux. Une femme n'est pas en sécurité sans le patronage d'un homme, d'un lignage ou d'un couvent.


Dernière étape : la prise de voile

Un événement dramatique va pourtant venir bouleverser la vie d'Héloïse : la castration nocturne de Pierre par les envoyés de Fulbert qui ont soudoyé le domestique d'Abélard pour le surprendre dans son sommeil. Cette fois-ci c'est Abélard qui est contraint de se faire moine et qui décide de rentrer à l'abbaye de Saint-Denis. Pour Héloïse il n'y a plus de porte de sortie. Si son mari embrasse la vie monastique, il lui appartient de l'imiter. Jusqu'à présent elle est une sorte de "converse" , avec possibilité de retour au "monde". Désormais elle va devenir définitivement religieuse à Sainte-Marie d'Argenteuil et la vie maritale lui sera interdite même si la clôture n'est pas encore aussi stricte qu'elle le sera plus tard.
"Dans cet état d'abattement et de confusion, ce fut, je l'avoue, un sentiment de honte plutôt que le voeu de changer de vie qui me poussa vers l'ombre d'un cloître, Héloïse suivant mes ordres avec abnégation, avait déjà pris le voile et était entrée dans un monastère.
Nous revêtîmes donc tous deux en même temps l'habit religieux, moi dans l'abbaye de Saint-Denis, elle, dans le couvent d'Argenteuil dont j'ai parlé plus haut. On voulait, je m'en souviens, soustraire sa jeunesse au joug de la règle monastique, comme à un insupportable supplice, on s'apitoyait sur son sort; elle ne répondit qu'en laissant échapper à travers les pleurs et les sanglots la plainte de Cornélie :
Ô le sublime époux !
Si peu digne d'être contraint à ma couche
Mon destin avait-il ce droit sur pareille tête ?
Pourquoi, impie que je suis, t'ai je épousé,
Si c'est pour ton malheur ?
Reçois mon châtiment en expiation :
Je veux m'en acquitter avec abnégation.

C'est en prononçant ces mots qu'elle s'avança vers l'autel, reçut des mains de l'évêque le voile béni et prononça publiquement le serment de la profession monastique.
Abélard, Historia calamitatum.

La présence de l'évêque de Paris montre bien l'importance de l'événement et le rang social des acteurs car on peut penser qu'Abélard y assistait. La citation du poème latin de Lucain dans "Pharsale" surprend. Elle révèle aussi la culture littéraire d'Héloïse qui adopte hautement une attitude stoïcienne "à l'antique". On aurait peut-être attendu un psaume !


Héloïse prieure de Sainte-Marie

Héloïse se considèrera toujours comme une religieuse sans vocation. Elle reprochera à Abélard de ne pas avoir eu assez confiance en elle et d'avoir voulu qu'elle prenne le voile la première.
"C'est toi et toi seul qui l'as décidé." "Ce n'est pas la vocation religieuse qui a jeté la jeune femme que j'étais dans la rudesse de la vie monastique, mais ton ordre seulement." "Tu m'as mis au service de Dieu par l'habit consacré et les voeux monastiques avant d'y entrer toi-même; et je l'avoue, j'ai été profondément blessée, j'ai eu honte que tu aies si peu confiance en moi." Lettres d'Héloïse, passim
Sans doute Héloïse est-elle victime de la volonté d'Abélard mais elle l'est aussi des contraintes sociales de son temps, de l'image et de la position de la femme dans cette société féodale. Pourtant elle fera son "métier" de religieuse avec conscience et deviendra prieure de son monastère, c'est à dire la seconde dans l'ordre hiérarchique après l'abbesse.
 
"Tout cela (enseigner, consoler exhorter) tu as l'habitude de l'accomplir depuis longtemps, depuis cette époque où tu avais obtenu la charge de prieure sous la direction de ton abbesse".
Abélard Réponse à Héloïse, lettre V
C'est pendant ces dix ans passés à Argenteuil qu'Héloïse aura un jour entre les mains  la rotula de Vital de Savigny. Elle y montrera des qualités poétiques peu communes.


Héloïse embrassant la vie monastique
Laurent Jean-Antoine 1812
Château de la Malmaison

 L'expulsion par Suger  en 1129

Chapelle
Saint-Jean-Baptiste
 dépendance de
l'ancienne Abbaye Sainte-Marie

Suger abbé de Saint-Denis succède en 1121 à l'abbé Adam qui vient de mourir. Il dirigera le monastère royal jusqu'en 1151 avec une efficacité redoutable. Suger, conseiller écouté du roi Louis VI, prétend qu'Argenteuil fait partie du patrimoine de Saint-Denis. Il exhibe un document fabriqué par les experts faussaires de son scriptorium et profitant de la disgrâce des Garlande obtient un accord du roi : en plus des arguments juridiques fabriqués, il avance des accusations contre les moniales qui mèneraient une vie de légèreté et d'inconduite morale. Il suffit de faire tenir par les évêques amis un petit concile à Saint-Germain-des-prés au début de l'année 1129 et, avec l'accord du légat pontifical Mathieu d'Albano, les dames d'Argenteuil sont expulsées. Les biens fonciers de la richissime abbaye Sainte-Marie d'Argenteuil rejoindront le patrimoine de Saint-Denis.

"A cette époque, mon abbé de Saint-Denis prit possession, je ne sais comment, de l'abbaye d'Argenteuil prétextant qu'elle dépendait juridiquement depuis longtemps de son monastère. C'était l'abbaye dont j'avais parlé et où Héloïse depuis longtemps  ma soeur dans le Christ plus que mon épouse, avait prononcé ses voeux. Il en chassa sans ménagement le groupe de moniales dont ma compagne était devenue prieure."  Abélard, Historia calamitatum

En arrière plan de cette opération assez scandaleuse se laisse entrevoir le conflit politique entre Suger et les familles Montmorency-Garlande dont la fidélité à Louis VI pouvait légitimement être suspectée.
Les religieuses se sépareront en deux groupes. L'un ira s'établir à Malnoue-en-Brie; l'autre entraîné par Héloïse trouvera refuge dans l'ermitage abandonné par Pierre Abélard un ou deux ans plus tôt vers 1127/1128, quand il a été élu abbé de Saint-Gildas de Rhuys. Sur les bords de l'Ardusson, au diocèse de Troyes, près de Nogent-sur-Seine, c'est le Paraclet.


L'abbaye Sainte-Marie d'Argenteuil aujourd'hui


Chapelle Saint-Jean-Baptiste -abside
©Ville D'Argenteuil - photo J-Y Lacôte 2005


Chapelle

Saint-Jean-Baptiste

Cette chapelle a été fondée en 1003 par Adélaïde, mère de Robert le Pieux. C'est une ancienne dépendance de l'abbaye Sainte-Marie et c'est un des derniers témoins de l'art roman d'Île-de-France.


Chapelle Saint-Jean-Baptiste - intérieur
©Ville D'Argenteuil - photo J-Y Lacôte 2005

Architecture
"Cette chapelle de plan carré, comporte trois nefs (3 allées longitudinales délimitées par des colonnes formant des lignes et orientées, dont l’allée centrale se prolonge vers l’absidiole) recouvertes de six voûtes d’arêtes (plafond arrondi ou chaque travée est dotée de 2 nervures se regroupant en un point formant quatre quartiers) reprises sur deux colonnes centrales ; la nef médiane, orientée, se termine par une absidiole en cul de four (petite chapelle arrondie se situant dans le prolongement de la nef centrale), reconstituée lors de la restauration des années 1980.
L’édifice devait, à l’origine, au VIIème-VIIIème siècle être situé dans l’enclos de l’abbaye bénédictine primitive. Des fouilles entreprises en 1942 ont mis au jour, au sud du bâtiment, trois rangées de sépultures maçonnées, pouvant remonter au VIIIème siècle ou au IXème siècle. Le rôle précis de ce bâtiment, qui n’est pas un baptistère, demeure inconnu, l’hypothèse d’une chapelle sépulcrale étant la plus plausible". Site internet de la ville d'Argenteuil


Crypte de l'ancienne église abbatiale Sainte-Marie
©
Ville D'Argenteuil - photo J-Y Lacôte 2005

Abbaye Sainte-Marie

L'abbaye bénédictine de Sainte-Marie d'Argenteuil est vendue comme bien national au moment de la Révolution française. Elle sert de carrière de pierre et disparaît du paysage.
Des fouilles effectuées en 1989 dans le terrain occupé par une usine désaffectée, rachetée par la ville, ont mis au jour la crypte située sous le chevet de l'ancienne église abbatiale. On distingue les bases des murs et de six piliers déterminant trois nefs de quatre travées. Le sol primitif  "in situ" consistait en un pavement en damier. Celui-ci était composé de carreaux verts ou jaunes avec des motifs estampés de lions, fleurs de lys, marguerites etc. En 1990 ce carrelage  extraordinaire a dû être déposé pour assurer sa conservation et n'est malheureusement plus visible.
Pour le moment ce site n'est pas accessible au public. On n'y pénètre qu'avec l'autorisation de la mairie qui doit entreprendre des travaux de mise en valeur bien nécessaires.

C'est avec émotion qu'on peut visiter et voir de ses yeux aujourd'hui ces lieux mêmes qu'ont connus et parcourus Héloïse et Abélard. L'agitation de la ville moderne, ses constructions, ses immeubles qui ont grandi tout autour de ces ruines forment un contraste saisissant avec ce qu'on imagine du XIIe siècle. Il faut souhaiter que très rapidement la ville d'Argenteuil puisse ouvrir au public ce précieux patrimoine.


Le musée d'Argenteuil

Le musée de la ville d'Argenteuil est installé, 5 rue Pierre Guienne, dans de beaux bâtiments du XVIIe et XVIIIe siècle de l'ancien hôpital. Un vaste programme de rénovation et d'extension est engagé. La collection de gravures concernant Héloïse et Abélard est assez importante. Parmi celles-ci les trois gravures colorées ci-contre sont particulièrement connues et intéressantes.

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