Un mystérieux coffret
Deux donations différentes et successives, Sand et Brissaud, ont permis à l'Association culturelle Pierre Abélard de recueillir et d'exposer au musée du Vignoble, au Pallet, patrie d'Abélard, des restes mortels des deux amants. Mais la générosité bien connue d'Alexandre Lenoir et de son fils Albert a certainement dispersé des restes dans d'autres familles et chez d'autres collectionneurs. Madame Charlotte Charrier en avait déjà donné une première liste.
La revue hebdomadaire "Point de Vue" du 15 au 22 août 2006 allait mettre sur la place publique les tractations en cours entre d'une part les Archives Nationales et d'autre part un collectionneur anonyme qui souhaitait vendre une pièce de sa collection : Il s'agit d'un coffret contenant
. un osselet d'Abélard ainsi qu'une phalange et une dent d'Héloïse, don d'Alexandre Lenoir aux comtesses Dumont de Frainays, ses bienfaitrices.

 

LE RELIQUAIRE D'ALEXANDRE  LENOIR

des amants éternels

Un coffret de maroquin noir, quelques ossements jaunis, des manuscrits estampillés.

Des reliques que convoitent les Archives Nationales et une étrange sépulture imaginaire pour une passion immortelle. Par Philippe Delorm

Philippe ler, quatrième souverain de la lignée capétienne, règne alors sur la France. En cette année de grâce 1100, le Breton Pierre Abélard, originaire du Pallet, près de Nantes, débarque à Paris. Philosophe et théologien de génie, il professe avec éclat sur la montagne Sainte‑Geneviève lorsqu'il se prend d'une passion aussi ardente que funeste pour la nièce du chanoine Fulbert, la jeune Héloïse, dont il est aussi le précepteur, On connaît la suite. Pour son infortune, Abélard devient l'amant de sa belle élève. « Sous prétexte d'étudier, nous étions tout entiers à l'amour, avouera-t-il plus tard. [...] Dans notre impétuosité, nous avons traversé toutes les phases de l'amour. Tout ce que la passion peut imaginer de raffinements, nous l'avons épuisé... »

Pris au feu de sa passion, Abélard compose des poèmes ‑ hélas disparus ‑qui courent alors sur toutes les lèvres. «La douceur de la mélodie empêchait les ignorants même de les oublier, se souviendra Héloïse.  ...  Et ces vers, célébrant en très grande partie nos amours, ne tardèrent pas à répandre mon nom en maints pays et à rendre plus vives bien des jalousies de femmes. »

Hélas, la romance va s'achever en tragédie. Héloïse donne le jour à un fils, avant qu'Abélard ne s'unisse à elle par un mariage secret. Furieux, le chanoine Fulbert fait émasculer nuitamment le coupable. Celui‑ci se retire alors à l'abbaye de Saint‑Denis, cherchant la paix dans la prière et la méditation, tandis que son épouse prend le voile au monastère d'Argenteuil. Sous le titre d'Historia calamitatum. (Histoire de mes malheurs), l'amant mutilé fera le récit de son péché et de son châtiment. Il reprendra ensuite ses cours, et les étudiants se presseront comme autrefois pour écouter un enseignement que saint Bernard jugera hétérodoxe. Quant à Héloïse, elle deviendra abbesse du Paraclet, un couvent fondé par le même Abélard, près de Nogent‑sur‑Seine. Avec son « frère en Jésus‑Christ », elle entretient une correspondance où elle s'avoue encore tourmentée par les assauts de la concupiscence. «Je devrais gémir des fautes que j'ai commises, et je soupire après celles que je ne puis plus commettre.»
 

Trois siècles plus tard, dans sa Ballade des dames du temps jadis, François Villon chantait « la très sage Héloïse, pour qui fut châtré et puis moine, Pierre Abélard à Saint-Denis... » L'écolâtre et sa maîtresse étaient déjà devenus le couple le plus célèbre du Moyen Âge. Et au fil des temps, leur légende fougueuse et sombre prendra les dimensions d'un mythe universel. A l'aube de l'époque romantique, Alexandre Lenoir, fondateur du musée des Monuments français, voue un véritable culte aux deux amants, archétype de l'amour absolu et fatal. Autodidacte épris d'art, il a sauvegardé du vandalisme révolutionnaire maints tombeaux royaux et chefs‑d'oeuvre médiévaux. En 1800, il obtient, non sans mal, de la municipalité de Nogent‑sur‑Seine le transfert des cendres d'Héloïse dans l'ex‑couvent parisien des Petits‑Augustins. Il les place, au côté de celles d'Abélard, dans une chapelle de son « Élysée » ‑ une sorte de panthéon littéraire - composée de vestiges du Paraclet et de Saint‑Denis, et d'éléments architecturaux mi‑antiques, mi‑gothiques. À la Restauration, Louis XVIII ordonne le démantèlement du musée des Monuments français. Lenoir doit restituer l'essentiel de ses collections à leurs légitimes propriétaires. Le reliquat sera réparti entre le Louvre et Versailles, avant d'être de nouveau rassemblé au Trocadéro ‑ aujourd'hui palais de Chaillot
 

Quant à nos deux amants, le roi décide qu'ils iront reposer ensemble dans un monument édifié au nouveau cimetière du Père‑Lachaise. Mais avant de les quitter, Alexandre Lenoir prend soin de prélever quelques « souvenirs ».

C'est ainsi qu'il constitue un curieux coffret en maroquin noir et filets d'or à motif central néogothique... Dans deux petites capsules cerclées d'ivoire sont renfermés un osselet d'Abélard ainsi qu'une dent et une phalange d'Héloïse. Le XIXe siècle cultivait en effet un tel goût morbide pour les «reliquaires laïcs ». Deux pièces «authentiques » de la main de Lenoir, datées de 1816 et 1817, certifient la provenance de ces esquilles. Par ces actes, il en fait également don à ses bienfaitrices, les comtesses Dumont de Frainays.

Dans un tiroir inférieur sont disposés un dessin aquarellé représentant le logis supposé d'Abélard ainsi qu'un cahier autographe de Lenoir dans lequel il explique l'odyssée des dites reliques. Y sont ajoutés plusieurs ouvrages, dont la correspondance des deux amoureux, dans une édition en trois volumes de 1795. Au cours du XIXe siècle, le reliquaire naviguera au hasard des héritages, avant de se retrouver entre les mains des princes de Hohenzollern‑Sigmaringen, qui replaceront cet ensemble à l'intérieur n d'une seconde boîte en bois d'amarante, en y adjoignant d'autres imprimés. Il est aujourd'hui la propriété d'un collectionneur français qui souhaite garder l'anonymat.

Grâce à une action de mécénat, les Archives nationales devraient bientôt acquérir ce témoignage unique d'une des plus émouvantes histoires d'amour de l'histoire de France...

Philippe Delorme, Point de Vue, n° 3030, du 15 au 22 Août 2006, p. 78 et 79

 

Suite de la négociation

Les Archives Nationales n'ont pu concrétiser cette transaction au cours de l'année 2006. Souhaitons toutefois que dans un proche avenir un objet si intéressant  par sa qualité artistique, par son contenu documentaire et enfin par les restes d'ossements qu'il renferme puisse trouver le chemin des Archives Nationales. Le public d'aujourd'hui toujours passionné par la grande histoire d'amour entre Héloïse et Abélard pourra alors y accéder.

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Onze ans plus tard

Dénouement heureux

Un nouvel appel au mécénat d'entreprise avait été lancé par l'Etat en décembre 2017 au bénéfice de l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris. A cet effet, la Commission consultative  des trésors nationaux avait reconnu le coffre reliquaire comme "une œuvre d'intérêt patrimonial au regard de son caractère historique et littéraire". Il ne fallait donc plus que ce coffre sorte des limites nationales.  

C'est de nouveau la revue hebdomadaire  "Point de Vue" qui, dans son numéro du 10 au 16 octobre 2018, nous apporte les premières informations. Un bref article, sous la signature de Frédéric BRUN, nous informe qu'une exposition est en cours au siège social de la société KERING,  dans les bâtiments magnifiquement restaurés de l'ancien hôpital Laennec. C'est précisément l'exposition du mystérieux coffret décrit par Philippe DELORME en 2006.         

 

 

La réponse du groupe KERING

Le coffre reliquaire d'Héloïse et Abélard exposé rue de Sèvres dans le cadre des journées du patrimoine. Copyright Corinne Jeammet

 Le groupe de luxe KERING, 40 rue de Sèvres à Paris dont le président-directeur général est François-Henri PINAULT a répondu à l'appel du ministère de la culture et a fourni les 150.000 euros nécessaires à l'acquisition. Ce coffret sera exposé pour la première fois du 24 septembre au 24 octobre 2018 au siège de cette société avant de reprendre sa place définitive au sein des collections de l'Ecole supérieure des Beaux-Arts, 14 rue Bonaparte à Paris, à l'endroit même où la sépulture des amants légendaires se dressait deux siècles plus tôt sur le "jardin du musée des monuments français "  d'Alexandre Lenoir.

"Ci-dessus, coffre en amarante et laiton, intérieur recouvert de velours violet, clef en laiton."

 

Les Beaux-Arts de Paris

Cyrille JERUSALMI/COURTESY. Coffre exposé dans la chapelle de l'hôpital Laennec 2018

L'Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts possède un immense patrimoine, légué par les Académies royales, puis régulièrement augmenté jusqu'en 1968 des travaux de ses élèves mais aussi d'acquisitions et de donations exceptionnelles de grands collectionneurs soucieux de la formation des jeunes artistes.

"Ci-contre le reliquaire en maroquin orné de figures royales et d'anges dans une architecture néo-gothique, pieds en laiton doré à pattes de lion et rinceaux, serrure en forme de lyre et rinceaux".

 L'acquisition de ce reliquaire est une remarquable  opportunité d'enrichissement des collections de cette école prestigieuse qui vient d'obtenir l'appellation de "Musée de France" et représente une manière de renouer avec le Musée de LENOIR par l'intégration d'une pièce particulièrement emblématique et symbolique, du point de vue matériel et immatériel, pour le patrimoine français, pour l'imagination artistique et pour l'histoire de la muséographie. Conservatrice: Madame Alice Thomine.

"Depuis le 7 janvier 2019, l'Ecole est dirigée par Monsieur Jean de LOISY. Après avoir présidé pendant sept ans le palais de Tokio, cet amoureux de l'art compte parmi les grandes figures de ce milieu parfois féroce envers ses pairs." Point de vue du 6 au 12 mars 2019 - Marie-Emilie Fourneaux

 

Visite du 19 novembre 2018

             Point de Vue  no 3685 - photo Julio Piatti

Après avoir appris trop tard les dates de l'exposition de ce coffret-reliquaire au siège de Kering, l'ACPA, par l'intermédiaire de la conservatrice du Musée du Vignoble, a pris contact avec madame Alice Thomine à Paris. Un rendez-vous a été obtenu pour le 19 novembre 2018 à l'Ecole nationale supérieure des Beaux-arts. Trois membres de l'association ont pu se rendre à Paris : madame et monsieur Guy Demangeau - ancien président - et monsieur Roger Bourgeon - secrétaire - . En présence de madame Thomine, une présentation  et une ouverture du précieux reliquaire a été faite. 

           Les trois visiteurs ont pu constater les grandes précautions prises pour cette manipulation ainsi que l'exactitude de la description faite par monsieur Philippe Delorme en 2006. Ils ont noté le manuscrit sur parchemin faisant donation  des reliques d'Héloïse et d'Abélard à la comtesse du Frainays daté par Alexandre Lenoir du 16 juillet 1816, relié par une cordelette en fil de coton noir et or fixée par deux sceaux aux armes du musée des monuments français à deux boites contenant les reliques, en métal cerclé d'ivoire et couvercle de verre.

Point de Vue  3685  - l'amphithéâtre d'honneur -Julio Piatti

Le coffret contient également ce manuscrit unique placé dans petit tiroir sous le reliquaire et signé d'Alexandre Lenoir. Il y raconte l'histoire de ces reliques ainsi que la manière dont il est parvenu à les récupérer avec le soutien de Lucien Bonaparte alors ministre de l'Intérieur.

Autres curiosités ajoutées, peut-être quand ce coffret a été dans les mains des Hohenzollern,: ces deux livres en allemand, le premier de Franz Weiss "Abälard und Heloisen's Briefe" de 1843, le second de Moriz Carriere "Abälard und Heloise" de 1844.

 

 
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