LETTRE AU PAPE INNOCENT II,
APRÈS LE CONCILE DE SENS

Lettre 189

Saint Bernard lui fait la peinture de la douleur où son. finie est plongée en voyant que l'Église, à peine sortie du schisme, est assaillie par les erreurs d'Abélard, et il l'engage à les combattre.

 

Au très aimable père et seigneur Innocent, par la grâce de Dieu souverain pontife, son très humble serviteur Bernard, abbé de Clairvaux.

 

1. C'est une nécessité que le scandale arrive, mais nécessité bien amère ; aussi le Prophète s'écrie-t-il : « Qui me donnera les ailes de la colombe, afin que je prenne mon vol et me retire dans un lieu tranquille (Psalm. LIV, 7) ? » tandis que l'Apôtre ne désire rien tant que de mourir afin de vivre en paix avec Jésus-Christ (Philip., I, 23), et qu'un autre saint fait entendre ce gémissement: «C'en est assez, ô mon Dieu, reprenez mon âme, je ne vaux pas mieux que mes pères (III Reg., XIX, 4) ! » Je ressemble à ces saints personnages, sinon par la sainteté, du moins par les dispositions de mon coeur, car je voudrais comme eux sortir de ce monde, tant j'y suis accablé de tristesse et d'épreuves. Mais si je suis aussi fatigué qu'eux de la vie, je crains de n'être pas aussi bien préparé à la mort. La vie m'est à charge, mais je ne sais s'il me serait avantageux de mourir; d'ailleurs je vois encore une autre différence entre les saints et moi, c'est qu'ils appelaient la mort de leurs voeux, parce qu'elle devait les introduire dans un monde meilleur, et moi, au contraire, je ne l'invoque que pour échapper aux scandales et aux épreuves de celui-ci; car si l'Apôtre dit: « Je voudrais mourir pour être avec Jésus-Christ (Philipp., I, 23), » un saint désir produit en lui ce qu'un sentiment de douleur fait en moi; il ne peut jouir dans ce misérable monde de l'objet de ses voeux, et moi je ne puis me soustraire aux maux que j'y souffre. Voilà pourquoi je dis que si nos désirs sont semblables, les motifs sur lesquels ils reposent sont bien différents.

 

2. Insensé que j'étais, je me promettais quelque tranquillité dès que la rage du lion serait apaisée et la paix rendue à l'Église ; elle l'est, et je n'en puis goûter la douceur! J'avais oublié que je n'ai point encore quitté cette vallée de larmes et que j'habite toujours dans une terre ingrate qui ne sait produire pour moi que des ronces et des épines; en vain je les coupe, de nouvelles succèdent aux premières, et ne disparaissent que pour laisser la place à d'autres. On me l'avait bien dit, mais je n'en puis plus douter à présent, une dure expérience ne me convainc que trop de cette triste vérité. Je me croyais arrivé au terme de mes peines; elles recommencent de plus belle; je suis replongé dans les larmes et mes maux redoublent; à peine échappé aux frimas, je retombe dans les neiges; quel homme pourrait résister à un froid pareil (Psalm. CXLVII, 17) ? Il glace la charité, mais il est favorable à l'iniquité. A peine échappés à la gueule du lion, nous tombons sous la dent du dragon ; je ne sais lequel des deux est le plus à craindre de celui qui se tient caché dans les trous ou du lion qui rugit dans les montagnes. Mais que dis-je? ce n'est plus dans un trou que le dragon se cache. Plût à Dieu que ses feuilles empoisonnées demeurassent ensevelies dans quelque coin de bibliothèque! Mais on les lit dans les places publiques, elles volent de main en main, et les méchants, qui n'aiment pas la lumière, s'en prennent à la lumière, dont ils prodiguent le nom aux ténèbres. Voilà comment en tous lieux elles se substituent à la première; la ville et la campagne avalent le poison qu'elles prennent pour du miel, ou mieux avec le miel. En un mot, ces écrits se répandent chez tous les peuples et passent d'un pays à l'autre. C'est un nouvel Évangile qu'on propose aux hommes, une foi nouvelle qu'on leur annonce, un autre fondement que celui de Jésus-Christ qu'on donne à leurs croyances. Ce n'est plus selon les principes de la morale qu'on traite des vices et des vertus, ni selon les règles de la foi qu'on parle des sacrements de l'Église, non plus que dans une simplicité discrète qu'on expose le mystère de la sainte Trinité; mais on renverse l'ancienne méthode et on nous propose toutes ces choses d'une manière extraordinaire et inouïe.

 

3. Le nouveau Goliath, tel qu'un géant terrible, s'avance armé de toutes pièces et précédé de son écuyer, Arnaud de Brescia. Ils sont l'un et l'autre comme l'écaille qui recouvre l'écaille et ne permet point à l'air de pénétrer par les jointures; l'abeille de France a appelé comme d'un coup de sifflet celle d'Italie, et elles se sont réunies contre le Seigneur et son Christ. Tous deux ont bandé leur arc, ont garni leur carquois de flèches et se sont placés en embuscade pour tirer sur les coeurs simples. Tout dans leur extérieur et dans leur manière de vivre respire la piété, mais leurs coeurs en ignorent les véritables sentiments; et ces anges de Satan, transformés de la sorte en anges de lumière , séduisent un grand nombre de personnes. Ce Goliath s'avance donc avec son écuyer entre les deux armées et il insulte aux phalanges d'Israël, il prodigue l'outrage aux bataillons des saints avec d'autant plus d'insolence qu'il sait bien qu'il n'a point à craindre qu'un David se présente. Pour abaisser les Pères de l'Église, il exalte les philosophes, il préfère leurs découvertes et ses propres nouveautés à leur foi et à leur doctrine. Enfin, quand il fait trembler et fuir tout le monde, c'est moi, le plus petit de tous, qu'il provoque au combat.

 

4. Enfin l'archevêque de Sens m'a écrit à sa sollicitation, pour me fixer un jour où il devait en sa présence et devant les évêques ses confrères, soutenir et prouver contre moi ses dogmes impies contre lesquels j'avais osé m'élever. Je refusai d'abord la lutte, parce qu'en effet je ne suis qu'un enfant et que mon adversaire est un homme qui s'est exercé à la lutte depuis sa jeunesse; d'ailleurs je ne trouvais pas qu'il fût convenable de commettre avec la faible raison humaine, la foi divine dont la certitude repose sur la vérité même. A mon avis il suffisait de ses propres fruits pour le condamner; d'ailleurs cette affaire ne me regardait pas, c'était celle des évêques qui ont mission de juger les doctrines. Mais sur ma réponse, Abélard, élevant aussitôt la voix plus haut encore qu'il ne l'avait fait, appelle à lui et réunit à ses côtés une foule de partisans et mande à ses disciples sur mon compte des choses dont je vous épargnerai le récit. Il va publiant partout qu'il était prêt à me répondre au concile de Sens. Ce devint bientôt un bruit si général qu'il ne put manquer d'arriver jusqu'à mes oreilles. Je fis d'abord comme si je ne l'entendais pas, car toutes ces rumeurs populaires ne me touchaient guère; mais enfin je dus céder, bien à regret et les larmes aux yeux, aux conseils de mes amis qui, voyant que chacun se préparait à cette conférence comme à un spectacle, craignaient que mon absence ne fut une occasion de chute pour les faibles en même temps qu'un sujet d'orgueil pour mon adversaire, et que l'erreur ne se fortifiât d'autant plus qu'elle ne rencontrerait point de contradicteur. Je me rendis donc le jour dit à l'endroit indiqué, n'ayant rien préparé ni pour l'attaque ni pour la défense, mais étant bien pénétré de cette parole : « Ne méditez point d'avance ce que vous devez répondre, car ce que vous aurez à dire vous sera suggéré à l'instant même (Matth., X, 29) ; » et de cette autre du Prophète. « Le Seigneur est ma ressource, je ne crains rien de la part des hommes (Psalm. CXVII, 6). » Outre les évêques et les abbés, il se trouva dans cette assemblée un grand nombre de religieux, de professeurs de différentes villes et de savants ecclésiastiques : le roi lui-même s'y était rendu. Ce fut en présence de tout ce monde que mon adversaire se leva pour engager la lutte; mais à peine eut-on commencé à produire certaines propositions extraites de ses ouvrages que, ne voulant pas en entendre davantage, il sortit de l'assemblée et en appela à Rome de la sentence des juges que lui-même avait choisis, ce qui me paraît tout à fait contraire au droit. Toutefois on n'en continua pas moins l'examen de ses propositions qu'on jugea tout d'une voix contraires à la foi et à la vérité. Voilà ce que j'ai à dire pour ma propre justification si par hasard on m'accuse d'imprudence ou de légèreté dans une affaire de cette importance.

 

5. Pour vous, qui êtes le successeur de Pierre, je vous laisse à juger si le siège de cet apôtre doit servir d'asile à l'ennemi de la foi qu'il a prêchée. Vous êtes l'ami de l'Époux, c'est donc à vous qu'il appartient de mettre son Épouse à l'abri des coups qu'essaie de lui porter la langue perfide des méchants. Oui, c'est à vous, très aimable Père, si vous me permettez de vous parler en toute liberté, de faire attention à vous et de tenir compte des grâces que vous avez reçues de Dieu. En effet, s'il a jeté les yeux sur votre néant pour vous élever au-dessus des peuples et des rois, n'est-ce pas afin que vous pussiez arracher et détruire, puis édifier et planter? Considérez, je vous prie, comment il vous a tiré de la maison de votre père et les grâces dont alors et depuis il a comblé votre âme. Que de choses il a faites par vous dans son Église ! que de plantes mauvaises il vous a donné la force d'arracher et de détruire, à la face de la terre et du ciel, dans le champ du père de famille! que de belles constructions il vous a fait élever, que de plants de salut il vous a aidé à cultiver et à propager ! S'il a permis au schisme de déchaîner sa rage sous votre pontificat, ce fut pour vous ménager la gloire de le terrasser. N'ai-je pas vu s'écrouler sous vos malédictions l'édifice de l'insensé, qui semblait reposer sur un fondement inébranlable? Oui, j'ai vu l'impie, je l'ai vu, dis-je, portant sa tête haute comme le cèdre du Liban; je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus ! Au reste, il faut qu'il y ait des schismes et des hérésies, afin qu'on puisse reconnaître ceux qui sont tout à fait à Dieu (I Cor., XI, 19). » Or Dieu vous a déjà éprouvé, comme je l'ai dit, et reconnu dans le schisme; et pour que rien ne manque à votre gloire, voici maintenant l'hérésie qui lève la tête à son tour. Mettez donc le comble à vos vertus, et, pour ne déchoir en rien de la gloire des pontifes qui vous ont précédé, exterminez, très aimable Père, exterminez tous ces petits renards qui dévastent la vigne du Seigneur; ne leur donnez pas le temps de grossir et de se multiplier, de peur que plus tard il ne soit impossible à vos successeurs de nous en débarrasser. Mais que parlé-je de petits renards? ils ne sont, hélas ! déjà que trop grands et trop nombreux, et il ne faut rien moins qu'un bras aussi vigoureux que le vôtre pour les détruire. Jacinthe s'est montré plein d'animosité contre moi, mais il ne m'a pas fait tout le mal qu'il aurait voulu; quant à moi, il m'a semblé que je devais le supporter avec patience, bien qu'il n'ait pas eu beaucoup plus de ménagement pour votre personne et pour la cour de Rome que pour moi. Nicolas, que je vous envoie et qui ne vous est pas moins dévoilé qu'à moi, vous fera part de tout cela de vive voix.

OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION NOUVELLE PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
PARIS,  LIBRAIRIE LOUIS DE VIVÈS, ÉDITEUR , 9, Rue Delambre, 9, 1866

http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/index.htm

Pour les commentaires de Horstius et Mabillon, se reporter au site de l'abbaye Saint-Benoit
qui a mis en ligne cette traduction, 08/12/2003

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