LETTRE DE PIERRE LE VÉNÉRABLE
A
INNOCENT II

 

Présentation

"On assiste alors au spectacle, si rare parce qu'il est celui d'un pur chef d'oeuvre, d'un amour chrétien du prochain qui, faisant tout ce qu'il faut, le fait exactement comme il faut, sans aucune timidité ni manque de tact et, osant tout, réussit tout ce qu'il ose. D'abord, il faut retenir Abélard. Ce vieillard épuisé n'atteindrait jamais Rome et, puisqu'il s'y rend pour y chercher la paix du Christ, pourquoi ne la trouverait‑il pas à Cluny même ? L'abbé commence donc par agir, mais l'importance de la personne en cause est telle, qu'il informe aussitôt le pape Innocent II de ses décisions. On aurait scrupule de toucher à cette lettre d'un témoin irremplaçable". Etienne Gilson

 

 

« Maître Pierre, parfaitement connu de votre sagesse il me semble, est récemment passé par Cluny, venant de France. Nous lui demandâmes où il allait. Il nous répondit qu'excédé des vexations de gens qui, ce dont il avait horreur, voulaient le faire passer pour hérétique, il avait fait appel à la majesté apostolique et désirait se réfugier près d'elle. Nous louâmes son intention et lui conseillâmes de courir au refuge commun que nous connaissons tous. La justice apostolique, lui dîmes nous, ne s'est jamais refusée à personne, fut‑il un étranger ou un pèlerin, elle ne vous fera pas défaut. Nous lui avons même promis qu'il y trouverait miséricorde, s'il en était besoin.

 

Sur ces entrefaites arrive monseigneur l'abbé de Cîteaux, qui s'entretient, avec nous et avec lui, de faire la paix entre lui et monseigneur de Clairvaux, au sujet de qui précisément il avait fait appel. Nous nous employâmes, nous aussi, à le remettre en paix et nous l'engageâmes à se rendre vers lui avec monseigneur de Cîteaux. Nous ajoutâmes même ceci à nos conseils, s'il avait écrit ou prononcé des paroles offensantes pour des oreilles catholiques, de consentir, sur l'invitation de monseigneur de Cîteaux ou d'autres personnes de sagesse et de bien à s'en abstenir désormais dans son langage et à les effacer de ses écrits.

 

Ainsi fut fait. Il y alla, il en revint et nous rapporta au retour que, grâce à monseigneur de Cîteaux, il avait renoncé à ses protestations passées, et fait sa paix avec monseigneur de Clairvaux. Entre temps, sur notre conseil, mais plutôt, croyons‑nous, par quelque inspiration divine, il décida de renoncer au tumulte des écoles et des études pour fixer à jamais sa demeure dans votre Cluny. Cette décision nous parut convenable à sa vieillesse, à sa faiblesse, à sa profession religieuse, et dans la pensée que sa science, qui ne vous est pas tout à fait inconnue, pourrait profiter à la foule de nos frères, nous accédâmes à son désir. Sous réserve qu'ainsi plaise à Votre Bienveillance, nous l'avons donc volontiers et de grand coeur autorisé à demeurer avec nous qui, vous le savez, sommes tout à vous.

 

Je vous en supplie donc, moi. qui, quel que je sois, suis du moins vôtre ; ce couvent de Cluny, qui vous est tout dévoué, vous en supplie ; Pierre lui‑même vous en supplie, par lui, par nous, par les porteurs des présentes qui sont vos fils, par cette lettre qu'il nous a demandé de vous écrire, daignez prescrire qu'il finisse les derniers jours de sa vie et de sa vieillesse, 'qui ne sont peut‑être plus nombreux, dans votre maison de Cluny, et que de la demeure où ce passereau errant est si heureux d'avoir trouvé un nid, nulle instance ne puisse le chasser ni le faire sortir. Pour l'honneur dont vous entourez tous les bons, et pour l'amour dont vous l'avez aimé lui‑même, daigne votre protection apostolique le couvrir de son bouclier."

 

Pierre le Vénérable, lettre IV, Patrologie latine col. 305-306
Traduction Etienne Gilson, Héloïse et Abélard, p. 136 et 137
 

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