DEUXIÈME LETTRE D'HÉLOÏSE À ABÉLARD

Lettre IV

 

 

 À mon unique après le Christ,

Son unique dans le Christ.

 

Je m'étonne, mon unique, que contrairement à l'usage de la correspondance, et même à l'ordre naturel, tu aies eu l'audace de me placer avant toi dans les salutations à l'en‑tête de ta lettre : la femme avant l'homme, l'épouse avant son mari, la servante avant le maître, la moniale avant le moine, la diaconesse avant le prêtre, l'abbesse avant l'abbé! La correction et la politesse veulent que, quand on écrit à un supérieur ou à un égal, on place le nom du destinataire avant le sien; mais quand on écrit à un inférieur, l'ordre des noms est celui des dignités.

 

Notre étonnement fut grand de te voir accroître la souffrance de celles à qui tu aurais dû apporter le réconfort de ta consolation, et provoquer les larmes que tu aurais dû apaiser. Car laquelle d'entre nous aurait pu écouter les yeux secs la fin de ta lettre : « et s'il advenait que le Seigneur me livre aux mains de mes ennemis, qu'ils se révèlent plus forts que moi et me tuent », etc.? Oh mon bien‑aimé, qu'avais‑tu en tête quand tu as eu cette pensée ? Comment ta bouche a pu l'exprimer? Que jamais Dieu n'oublie ses petites servantes au point de les laisser te survivre! Que jamais Il ne nous donne ainsi une vie plus lourde à porter que n'importe quelle mort! C'est à toi qu'il convient de célébrer nos funérailles, de recommander nos âmes à Dieu, et de te faire précéder auprès de Lui de celles que tu as rassemblées pour Lui : ainsi tu ne t'inquiéteras pas plus longtemps pour nous, et tu nous suivras avec joie une fois rassuré sur notre salut.

Épargne, je t'en conjure, mon seigneur, épargne de tels propos à ces malheureuses que tu rends encore plus malheureuses ! Ce que nous vivons, quelle qu'en soit la qualité, ne nous l'enlève pas avant la mort ! « À chaque jour suffit sa peine» (Matt., VI, 34) et ce jour‑là, tout baigné d'amertume, apportera assez de souffrance à ceux qu'il trouvera: « Qu'est‑il néces­saire, dit Sénèque, de provoquer les malheurs, et de perdre la vie dès avant la mort? » (Ep., XXIV, 1).

Tu demandes, mon unique, que, quelles que soient les circonstances où tu finirais ta vie loin de nous, nous fassions apporter ton corps dans notre cime­tière : tu recueillerais plus abondamment le fruit de nos prières, puisque sans cesse nous pourrions ainsi nous souvenir de toi. Mais, d'une part, comment peux‑tu suspecter que ton souvenir s'effacerait en nous parce que tu ne serais pas sous nos yeux ? D'autre part, même si tu es enterré ici, quel moment nous serait propice à la prière, alors que notre extrême désarroi ne nous permettra pas la quiétude nécessaire, que notre âme aura perdu la raison, notre langue, l'usage de la parole ? Et notre esprit devenu fou sera irrité contre Dieu, si j'ose dire, et non apaisé par Lui, et de son côté il L'irritera par ses plaintes plus qu'il ne L'apaisera par ses prières! Il restera seulement aux malheureuses le loisir de pleurer, et non de prier, et nous devrons nous hâter de te suivre plus que de t'ensevelir, comme nous devons être ensevelies avec toi plutôt que pouvoir t'ensevelir. Ayant en toi perdu notre vie, vivre, après ton départ, nous ne le pourrions jamais. Puissions‑nous ne pas vivre jusque‑là ! Déjà parler de ta mort est une sorte de mort pour nous, mais la réalité de cette mort, que sera‑t‑elle, si elle nous trouve vivantes ? Que Dieu ne permette jamais que nous te survivions pour remplir ce devoir, pour te secourir de cette aide, alors que nous l'attendons de toi: nous désirons te précéder dans la mort, non t'y précéder.

Ainsi, je t'en prie, épargne-nous, épargne du moins, mon unique, celle qui est à toi en t'abstenant de ces propos qui transpercent nos âmes comme les glaives de la mort, rendant le temps qui précède la mort plus pénible que la mort elle-même. Brisée par le chagrin, l'âme ne peut être tranquille et l'esprit empli de soucis ne peut se consacrer purement à Dieu. N'entrave pas le service divin auquel tu nous as tout particulièrement destinées. Si un événement est inévitable et doit entraîner avec soi beaucoup de douleurs, il faut espérer qu'il survienne brutalement, afin que l'on ne soit pas torturé longtemps auparavant par une peur d'autant plus vaine qu'on ne peut envisager aucun recours. Le poète en est persuadé qui prie Dieu ainsi:

Tout ce que tu prépares, fais‑le surgir à l'improviste, laisse l'esprit humain s'aveugler sur ses destinées, permets d'espérer à qui vit dans la crainte.

Lucain, Pharsale, 11, 14‑15.

Car que me reste-t-il à espérer si je te perds ? Quelle raison de poursuivre ce voyage sur terre où je n'ai aucun secours sauf toi, et où tu ne m'aides que par le seul fait d'être vivant ? En effet, tous les autres plaisirs qui pourraient me venir de toi me sont interdits, et il ne m'est même pas accordé de jouir de ta présence afin de pouvoir de temps en temps être rendue à moi-même. S'il était permis de le dire, que Dieu est cruel pour moi en toutes choses ! Que sa clémence est impitoyable ! Que la Fortune me porte de malchance! Elle a épuisé contre moi tous ses traits au point qu'elle n'en a plus pour sévir contre d'autres. Elle a vidé contre moi tout son carquois, et les autres n'ont plus à craindre son attaque ! Et s'il lui restait une flèche, c'est en moi qu'elle aurait trouvé une place pour me blesser encore ! Au milieu de toutes ces plaies qu'elle m'inflige, elle n'a qu'une crainte : que ma mort ne mette un terme à mes supplices, car la Fortune ne cesse pas de me porter des coups mortels, mais elle me refuse la mort que pourtant elle hâte.

Je suis la plus malheureuse des malheureuses, la plus infortunée des infortunées. Autant j'ai été élevé en toi au‑dessus de toutes les femmes, obtenu le rang le plus sublime, autant, précipitée de ces hauteurs, j'ai dû supporter, en toi et en moi également, une chute douloureuse. Plus haute est l'ascension, plus dure est la chute quand on s'écroule. Quelle femme parmi les nobles ou les puissants la Fortune a jamais pu placer au‑dessus de moi, ou même à ma hauteur? Mais fina­lement, laquelle a‑t‑elle autant abaissée, et pu autant accabler de douleurs? Quelle gloire m'a‑t‑elle donnée en toi! Mais quel désastre aussi! Elle s'est montrée si excessive avec moi dans les deux sens, que ni dans le bonheur ni dans le malheur elle n'a gardé la mesure. Pour me rendre la plus malheureuse de tous, elle a fait auparavant de moi la plus heureuse de tous : ainsi je penserais à tout ce que j'avais perdu, et les plaintes dont je me consumerais seraient à la mesure des dom­mages qui m'accableraient. Je souffrirais des joies per­dues, et ma douleur serait d'autant plus grande qu'elle aurait été précédée d'un plus grand amour des bon­heurs possédés. L'immense tristesse des pleurs met­trait fin à l'immense joie des voluptés.

Et pour que de l'injustice surgisse une plus pro­fonde indignation, tous les droits de l'équité étaient également pervertis contre nous. Quand nous jouis­sions des joies d'un amour inquiet, et ‑ pour me ser­vir d'un mot plus honteux mais plus expressif ‑ que nous nous livrions à la fornication, la sévérité divine nous épargna. Mais lorsque nous avons remplacé nos comportements illicites par des actions louables, et recouvert la honte de nos fornications par le voile de l'honneur conjugal, la colère du Seigneur abattit vio­lemment sa main sur nous. Il n'accepta pas la couche immaculée, alors qu'auparavant il avait long­temps supporté sa souillure. La peine que tu as subie correspond à la vengeance envers des hommes surpris en adultère. Le châtiment que les autres méritent pour leur adultère toi tu l'as encouru pour t'être marié, et avoir ainsi donné des assurances sur ta volonté de réparer tous tes méfaits. Ce que les femmes adultères apportent à leurs complices, voilà ce que ta propre épouse t'a apporté : et ce n'est pas quand nous nous abandonnions à nos précédentes voluptés mais bien lorsque déjà séparés pour un moment nous vivions chastement, toi à la direction de ton école parisienne et moi sur ton ordre partageant la vie des religieuses à Argenteuil. Nous étions séparés l'un de l'autre afin que tu te consacres studieusement à l'enseignement et moi plus totalement à la prière et à la méditation du texte sacré, et la sainteté de nos vies égalait sa chasteté. C'est alors que seul tu as payé dans ton corps la faute que nous avions commise tous les deux également. Seul tu fus dans la peine, quand nous avions été deux dans la faute. Celui qui le devait le moins a dû tout supporter: car tu avais largement donné réparation en t'humiliant pour moi et en nous élevant moi et ma famille, et méritais d'autant moins une peine auprès de Dieu comme auprès de ces traîtres.

Que je suis malheureuse d'être née pour me voir la cause d'un si grand crime ! Les femmes sont vraiment le pire et le plus constant des fléaux pour les grands hommes ! C'est pourquoi les Proverbes mettent en garde contre elles :

A présent, mon fils, écoute‑moi, et prête attention aux paroles de ma bouche: que ton coeur ne dévie pas vers ses voies, ne t'égare pas sur ses pistes, car nombreux sont ceux qu'elle a frappés à mort, et les plus robustes furent tous ses victimes. Sa demeure est le chemin des Enfers, descendant vers le monde de la mort. (VII, 24‑27)

Et l'Ecclésiaste:

Je me suis appliqué à tout examiner dans mon coeur... Et j'ai trouvé la femme plus amère que la mort, car elle est un piège et son coeur un filet, ses bras des chaînes : qui plait à Dieu lui échappe, mais le pécheur y est pris. (VII, 25‑26)

La première femme séduisit aussitôt l'homme dans le paradis: créée par le Seigneur comme sa compagne, elle devint sa perte la plus sûre (Gen., III, 6). Le Nazaréen le plus fort, Samson, cet homme de Dieu dont l'ange annonça la conception, fut dominé par une seule personne, Dalila: elle le livra à ses ennemis qui l'aveuglèrent, et la douleur le poussa à se faire écraser par les ruines du temple en même temps que ses ennemis. L'homme le plus sage, Salomon, une seule personne put le rendre déraisonnable: la femme à qui il s'était uni. Il était l'élu de Dieu pour édifier Son temple, alors que son père David, qui avait été un juste, en avait été écarté. Pourtant elle l'entraîna à une telle folie qu'il se livra à l'idolâtrie jusqu'à la fin de sa vie. Lui qui avait prêché et enseigné le culte divin par sa parole et ses écrits, il abandonna tout (III Rois XI). Job, cet homme si saint, dut soutenir contre sa femme qui l'excitait à maudire Dieu un dernier combat très pénible (II, 9). Et le très rusé Tentateur le sait très bien et l'a souvent expérimenté : ce sont les épouses qui perdent le plus facilement les hommes. Etendant jusqu'à nous son habituelle malice, il a donc tenté dans le mariage celui qu'il n'a pu confondre dans la fornication, et il se servit d'un bien pour le mal, quand il n'avait pas eu le droit d'utiliser le mal pour le mal.

 

Du moins je rends grâce à Dieu que le démon ne m'ait pas entraîné de mon plein gré à la faute, comme ces femmes que j'ai citées, même si de fait il m'a utilisée pour accomplir le mal. Mais si mon ignorance me laisse la pureté du coeur et que je n'ai pas adhéré à ce crime, j'ai cependant commis auparavant beaucoup d'actions coupables qui ne me permettent pas d'être indemne de toute responsabilité dans sa réalisation. Car auparavant j'ai été longtemps esclave des voluptés et des séductions de la chair : j'ai donc alors mérité ce dont je me plains maintenant; les événements qui ont suivi sont le châtiment justifié des précédents péchés; la fin malheureuse doit être imputée aux débuts pécheurs.

 

Je voudrais faire une digne pénitence de ma faute afin de compenser en quelque sorte par la longueur de ma contrition et de ma pénitence la souffrance de ta blessure. Ce que tu as souffert un instant dans ton corps, que je le supporte toute ma vie, comme il est juste, par le remords de mon esprit, et que je puisse du moins te payer ma dette, si je ne le peux à Dieu. Car s'il faut reconnaître la faiblesse de mon pauvre coeur, je ne trouve pas un repentir qui me vaudra d'apaiser Dieu. D'ailleurs je L'accuse toujours d'extrême cruauté pour cette injustice, je reste hostile à Son action, et je L'offense par mon indignation plus que je ne L'apaise en Lui donnant satisfaction par mon repentir.

 

Comment peut‑on en effet parler de pénitence pour les péchés, quel que soit le traitement infligé au corps, si l'esprit garde encore la volonté de pécher et brûle de ses anciens désirs ? Il est facile de reconnaître ses fautes et de s'accuser soi‑même, ou de s'infliger un châtiment corporel qui reste extérieur. Il est bien plus difficile de détourner son coeur du désir des plus grandes voluptés. Job, dans sa piété, a pu dire à bon droit : « Je veux donner libre cours contre moi à mes plaintes» (X, 1), c'est‑à‑dire je laisserai toute liberté à ma langue et j'ouvrirai la bouche pour me confesser et m'accuser de mes péchés. Mais il ajoute: «J'épancherai l'amertume de mon âme» (X, 1). Saint Grégoire explique cette addition:

 

Beaucoup avouent leurs fautes en parlant clairement, mais ils ne savent gémir en confession, et énoncent en riant ce dont ils devraient pleurer. Aussi... celui qui dit détester ses fautes il lui reste à les énoncer dans l'amertume de son âme pour que cette amertume soit la punition de ce que la langue accuse selon le jugement de l'esprit.

 

Que cette amertume de la vraie pénitence soit rare, saint Ambroise l'atteste:

 

J'ai trouvé plus facilement des personnes qui ont sauvegardé leur innocence que des personnes qui ont fait pénitence.

 

D'autant que ces voluptés chères aux amants que nous avons goûtées ensemble me furent douces et que je ne peux ni les détester, ni les chasser de ma mémoire. Où que je me tourne, elles s'imposent à mes yeux avec les désirs qui les accompagnent. Même quand je dors elles ne m'épargnent pas leurs illusions. En pleine solennité de la messe, lorsque la prière doit être plus pure, les représentations obscènes de ces voluptés captivent totalement mon âme si bien que je m'abandonne plus à ces turpitudes qu'à la prière. Alors que je devrais gémir des fautes commises, je soupire plutôt après les plaisirs perdus. Non seulement les actes réalisés, mais aussi les lieux et les moments où je les ai vécus avec toi sont à ce point fixés dans mon esprit que je refais tout avec toi dans les mêmes circonstances, et même dans mon sommeil ils ne me laissent pas en paix. Souvent les pensées de mon coeur peuvent être comprises aux mouvements de mon corps, des mots m'échappent malgré moi.

 

Je suis vraiment misérable, digne seulement de cette plainte d'une âme gémissante: «Malheureux que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort ?» (Rom., V113 24); et j'aimerais pouvoir y ajouter la réponse qui suit : « La grâce de Dieu, par Notre‑Seigneur Jésus-Christ » (Rom., VII, 25).

 

Mon bien‑aimé, cette grâce est venue au-devant de toi: en te soignant par une unique plaie du corps de tous ces aiguillons, elle te guérit de multiples plaies de l'âme. Dans cet événement, on a cru que Dieu était ton pire ennemi alors qu'il se montra très attentionné, à la manière d'un médecin de toute confiance qui n'épargne pas la douleur pour veiller à la santé. Mais ces aiguillons de la chair, ces embrasements de la luxure, l'ardeur juvénile de mon âge et l'expérience des plus agréables voluptés les accroissaient beaucoup, leur assaut était d'autant plus fort qu'ils me trouvaient plus faible. Ils me disent chaste ceux qui n'ont pas compris mon hypocrisie. On attribue à la vertu la pureté de la chair: comme la vertu ne vient pas du corps mais de l'âme, je reçois les louanges des hommes mais je ne mérite rien de Dieu, Lui qui éprouve le coeur et les reins (Ps., VII, 10) et voit ce qui est caché. On me juge pieuse dans une époque où l'hypocrisie n'a pas peu de part dans la piété, où les plus grandes louanges élèvent celui qui n'offense pas le jugement humain. Ce qui paraît en quelque sorte louable, et que Dieu peut accepter, c'est peut‑être de ne pas avoir un comportement extérieur qui scandaliserait l'Église, quel que soit son réel état d'esprit, afin que le nom du Seigneur ne soit pas objet de blasphème chez les incroyants, ni la vie religieuse dont on a fait profession déshonorée auprès des débauchés. Et ce serait un don de la grâce divine qui entraînerait non seulement à faire le bien, mais aussi, en plus, à s'abstenir du mal. Car c'est en vain que la première action a lieu si la deuxième ne suit pas, comme il est écrit: "Détourne-toi du mal et fais le bien" (Ps., XXXIII, 15 et XXXVI, 27). Et même, il remplit en vain les deux conditions celui qui n'agit pas par amour de Dieu.

 

Or, dans toute ma vie, Dieu le sait, c'est toi plus que Dieu que je crains d'offenser, à toi plus qu'à Lui que je désire plaire. C'est ton ordre qui m'a entraînée à prendre l'habit religieux, et non l'amour de Dieu. Vois quelle vie malheureuse et plus misérable que tout je mènerai si j'ai affronté cela en vain, alors que je n'ai rien à attendre comme récompense après ma mort. Longtemps ma dissimulation t'a trompé, comme beaucoup d'autres, et tu as pris mon hypocrisie pour de la piété : tu t'es trop fié à mes prières et tu me demandes ce qu'en fait j'attends de toi. Je t'en prie, ne crois pas tant présumer de moi afin de ne pas cesser de me soutenir par tes prières! Ne me juge pas en bonne santé, pour ne pas m'ôter le bienfait de médicaments ! Ne crois pas que je ne suis pas dans le manque, pour ne pas retarder les secours nécessaires ! N'imagine pas ma force, pour ne pas négliger de me soutenir, chancelante avant de tomber ! Les louanges inadéquates ont nui à beaucoup et leur ont ôté l'aide dont ils avaient besoin. Par la bouche d'Isaïe, le Seigneur s'écrie : «  0 mon peuple, ceux qui te dirigent t'égarent et ruinent la route que tu suis» (Is., III, 12) et par celle d'Ézéchiel : «Malheur à celles qui cousent des rubans sur tous les poignets, qui fabriquent des voiles pour des gens de toutes tailles, afin de prendre au piège les âmes !" (Ez., XIII, 18). Et au contraire Salomon dit: "Les paroles des sages sont comme des aiguillons et comme des piquets plantés» (Ecclésiaste, XII, ‑ 11), c'est‑à‑dire qu'ils ne savent pas calmer les plaies, mais les piquer.

 

Cesse de me louer, je t'en prie, pour ne pas encourir le reproche honteux de flatteur et l'accusation de mensonge. Si tu devines une qualité en moi, que le vent de la vanité n'emporte pas ta louange. Aucun médecin avisé ne tranchera, à propos d'une maladie interne, seulement par l'inspection de l'apparence extérieure. Tout ce qui est commun aux élus et aux réprouvés ne peut avoir de mérite auprès de Dieu: or les comportements extérieurs sont communs, et, en plus, aucun saint ne les maîtrise avec autant d'habileté que les hypocrites : "Le coeur est compliqué plus que tout, et pervers ! Qui peut le pénétrer ?» (Jér., XVII, 9), et: "Il y a des routes humaines qui paraissent droites, mais les dernières les mènent à la mort» (Prov., XVI, 25; XIV, 12).

 

Téméraire est le jugement humain qui porte sur ce que Dieu seul peut examiner. Il est écrit: "Ne loue pas l'homme pendant qu'il vit» pour qu'on ne loue pas quelqu'un au risque de le rendre, ce faisant, indigne de louanges. Tes louanges sont un danger d'autant plus grand pour moi qu'elles me sont agréables, elles me séduisent et me réjouissent d'autant plus que je désire te plaire par tous les moyens. Je t'en prie, aie plus peur de moi que confiance en moi, pour que ta sollicitude me soit constamment une aide. Il faut que tu aies peur plus que jamais, maintenant que mon incapacité à me dominer ne trouve plus de remède en toi.

 

Je ne veux pas que tu dises en m'exhortant à la vertu et en me poussant à la lutte "La vertu se déploie dans la faiblesse" (II Cor., XII, 9), et "Ne sera couronné que celui qui aura lutté loyalement» (II Tim., 11,5). Je ne cherche pas la couronne de la victoire; il me suffit d'éviter le danger. Il est plus sûr d'éviter le danger que de se lancer dans la guerre. Quel que soit le coin de paradis que Dieu m'attribuera, il me suffira; là-bas, personne ne jalousera un autre, car chacun sera comblé de ce qu'il aura.

Et pour ajouter à mon opinion quelque force, écoutons une autorité, saint Jérôme :

Je confesse ma faiblesse; je ne veux pas combattre dans l'espoir de la victoire, pour ne pas risquer de perdre la victoire... Quel besoin de se détourner de ce qui est sûr et de suivre ce qui est incertain ?

 

Traduction Yves Ferroul, Héloïse et Abélard, lettres et vies, Paris, Flammarion 1996
 

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