TROISIÈME  LETTRE D'HÉLOÏSE À ABÉLARD

Lettre VI

 

A son maître, sa servante.

Il ne sera pas dit que vous pourrez une fois m'accuser de désobéissance; ma parole sera modérée, sinon ma douleur, et votre défense lui servira de frein. je veux prendre sur moi de supprimer, du moins en vous écrivant, ces faiblesses contre lesquelles il est si difficile ou plutôt impossible de se prémunir dans un entretien. Rien n'est moins en notre pouvoir que les mouvements de notre coeur, et nous en sommes plus souvent les esclaves que les maîtres. Lorsque ses impressions nous agitent, personne ne peut en repousser les soudains entraînements ; il faut qu'elles se fassent jour, qu'elles éclatent, qu'elles se traduisent au‑dehors par le langage, ce miroir de l'âme émue, selon qu'il est écrit: "L'abondance du coeur fait parler la bouche." J'empêcherai donc ma main d'écrire, si je ne puis empêcher ma langue de parler. Plût à Dieu que mon coeur malade fût aussi disposé que ma plume à m'obéir !

Vous pouvez toutefois apporter quelque soulagement à ma douleur, s'il ne vous est pas possible de la guérir tout à fait. Comme un clou chasse l'autre, une nouvelle pensée fait oublier l'ancienne; et l'esprit, occupé ailleurs, est forcé d'abandonner ses souvenirs ou de les suspendre. Une pensée a d'autant plus de force pour s'emparer de notre esprit et le distraire de tout autre soin, que son objet est plus honnête et nous paraît plus essentiel.

Nous supplions donc, nous toutes, servantes de Jésus-Christ, et vos filles aussi en Jésus‑Christ, nous supplions votre bonté paternelle de nous accorder deux choses qui nous paraissent absolument nécessaires. La première, de nous apprendre l'origine de l'ordre des religieuses, le rang et l'autorité de notre profession ; l'autre, d'établir vous‑même et de nous envoyer une règle, appropriée à notre sexe, qui fixera d'une manière complète et détaillée nos usages et nos babils, ce dont les saints Pères ne se sont jamais occupés. C'est à défaut d'institutions spéciales que les religieux et les religieuses sont soumis à la même règle, et qu'on impose aux deux sexes le même joug, quoiqu'ils aient un degré de force bien différent jusqu'à présent dans l'Église latine les hommes et les femmes ont suivi également la règle de saint Benoît ; cependant, pour peu qu'on la considère et dans les obligations des supérieures et dans celles des subordonnés, il est facile de reconnaître qu'elle n'a pu être écrite que pour des hommes, et que des hommes seuls peuvent l'observer. Sans m'arrêter à tous les capitulaires de cette règle, les femmes ont‑elles besoin de capuchons, de hauts‑de‑chausses et de scapulaires ? Enfin peuvent‑elles s'accommoder de ces tuniques et de ces chemises de laine portées sur la chair, tandis que le flux périodique rend impossible pour elles l'usage de semblables vêtements ? Que leur importe la loi qui ordonne à l'abbé de lire lui‑même l'Évangile, et de commencer l'hymne après cette lecture ? celle qui lui assigne une place séparée des moines à la table des hôtes et des pèlerins ? Cette alternative est‑elle bien dans l'esprit de notre état, s'il faut, ou ne jamais donner l'hospitalité à des hommes ou que l'abbesse mange avec ceux qu'elle aurait accueillis ? Oh ! que la ruine des âmes est facile pour des hommes et des femmes ainsi mêlés ! surtout à table, où règnent l'intempérance et l'ivresse, où la luxure descend dans la coupe avec le vin!

 Saint Jérôme voulait prévenir ce danger, lorsque, dans la lettre qu'il adresse à la mère et à la fille, il le signale par ces paroles : "Il est difficile de conserver la chasteté dans les festins." Ovide lui‑même, ce professeur de débauche et de luxure, n'oublie pas dans son Art d'aimer de représenter les banquets comme une occasion de chute pour l'innocence, et comme le tombeau de la pudeur:

"Lorsque l’Amour est mouillé par les libations de Bacchus, il ferme ses ailes appesanties et reste immobile Alors viennent les ris ; alors le pauvre se couronne du diadème. La douleur et les soucis s'enfuient ; les fronts se dérident. C'est là que les jeunes filles ont souvent ravi le coeur des adolescents. Vénus bout dans leurs veines... du feu dans du feu!"

Et, quand les religieuses n'admettraient à leur table que les femmes auxquelles l'hospitalité serait accordée, cette précaution même ne laisserait‑elle subsister aucun danger ? Certainement, pour perdre une femme, il n'est pas d'arme plus sûre que les cajoleries féminines. Et la corruption rampe jusqu'à son coeur sous des caresses plus insinuantes. C'est pourquoi saint Jérôme exhorte les femmes de profession religieuse à n'avoir aucun commerce avec celles qui vivent dans le monde.

Enfin, si, à l'exclusion des hommes, nous n'accordons l'hospitalité qu'aux femmes, combien n'irriterons‑nous pas contre nous les premiers, à qui la faiblesse de notre sexe nous force si souvent d'avoir recours, surtout si nous paraissons avoir moins de reconnaissance pour eux, de qui nous recevons davantage, et même ne répondre à leurs bienfaits que par une ingratitude absolue ?

Si nous ne pouvons remplir dans sa teneur la règle prescrite, je crains que les paroles de l'apôtre saint Jacques ne servent à notre condamnation. "Quiconque, dit‑il, ayant gardé tout le reste de la loi, la viole en un seul point, est coupable comme l'ayant violée tout entière ;" ce qui revient à dire : Celui qui accomplit plusieurs préceptes est coupable par cela même qu'il n'a pas tout accompli. Et pour un seul point violé, il devient transgresseur de la loi ; car elle ne peut être accomplie que par l'observation de tous les commandements. L'apôtre saint Jacques, pour faire sentir cette vérité, ajoute : "Celui qui a dit : Vous ne commettrez pas d'adultère, a dit aussi vous ne tuerez pas. Mais, quoique vous ne commettiez pas d'adultère, si vous avez tué, vous êtes transgresseur de la loi." C'est comme s'il disait : une condamnation entière est donc réservée au transgresseur d'un seul commandement, parce que le Seigneur, qui défend une chose, défend aussi l'autre. Et la violation d'un précepte, quel qu'il soit, est un outrage au divin Législateur, qui n'a pas fait consister la loi dans un seul point, mais dans tous les commandements à la fois.

Mais, sans vous citer les dispositions de la règle dont l'observation est impossible ou au moins dangereuse pour nous, convient‑il que des religieuses sortent de leur couvent pour aller aux moissons et travailler aux champs ? Une année de noviciat peut‑elle suffisamment prouver la vocation d'une femme ? et la lecture de la règle, trois fois répétée selon l'ordonnance, peut‑elle suffisamment l'instruire ? Quoi de plus insensé d'ailleurs que de s'engager dans une route inconnue, et qui n'est pas même frayée ? Quoi de plus présomptueux que de se choisir un genre de vie dont on ignore les difficultés, et que de faire des voeux qu'on ne saurait remplir ? Si la prudence est la mère de toutes les vertus, et la raison la médiatrice de tous les biens, on ne peut regarder ni comme une vertu ni comme un bien ce qui s'éloigne de ces deux qualités. En effet, selon saint Jérôme, les vertus qui dépassent la borne et la mesure doivent être mises au rang des vices. N'est‑ce donc pas s'écarter de la prudence et de la raison que de ne pas consulter les forces de ceux à qui on impose des fardeaux, et de forcer la nature dans sa constitution ? Un âne peut‑il porter la charge d'un éléphant ? un enfant, un vieillard, ont‑ils la même vigueur qu'un homme ? Impose‑t‑on les mêmes charges à la force et à la faiblesse ? les mêmes devoirs aux malades et aux gens qui se portent bien ? peut‑on enfin exiger autant d'une femme que d'un homme, du sexe faible que du sexe fort ?

Le pape saint Grégoire, dans le quatorzième chapitre de son Instruction pastorale, établit une distinction au sujet des avis et des commandements : "Il faut, dit‑il, avertir les hommes d'une manière, et les femmes d'une autre, parce qu'on doit enjoindre à ceux‑là des choses plus difficiles qu'à celles‑ci ; et, s'il faut de grandes épreuves pour exercer les premiers, il en faut de légères pour attirer doucement les autres à la religion."

Il est certain que ceux qui ont écrit des règles pour les moines n'ont pas parlé des femmes. Et même, en rédigeant ces statuts, ils savaient bien qu'ils ne pourraient jamais convenir aux femmes. Ils ont assez prouvé par là qu'il ne fallait pas imposer le même joug au taureau et à la génisse, et condamner aux mêmes travaux ceux que la nature avait créés si différents. Saint Benoît posséda cette prudence : plein de l'esprit de tous les justes, il a égard, aux individus et aux temps ; sa règle est sagement disposée en vue que toutes choses soient faites avec mesure. Commençant d'abord par l'abbé, il lui recommande de veiller ses moines de manière à se mettre à la portée de chacun d'eux, de les ménager, chacun suivant ses qualités ou son intelligence, afin que le troupeau qui lui est confié ne dépérisse pas entre ses mains, mais qu'il ait la joie de le voir augmenter. Il lui enjoint de se défier toujours de sa propre fragilité, et de se souvenir qu'il ne faut pas fouler aux pieds le roseau qui chancelle. Qu'il fasse acception des circonstances, et se rappelle la prudence du saint homme Jacob, disant : "Si je lasse mes troupeaux en les faisant marcher trop vite, ils mourront tous en un même jour ;" enfin, que les exemples et les témoignages de cette prudence, mère des vertus, toujours présents à son esprit, lui fassent apporter en toutes ses prescriptions un tel tempérament, que les faibles ne soient pas découragés, et que les forts puissent désirer de faire quelque chose de plus.

C'est dans cet esprit de modération et de convenance distributive, qu'il favorise d'une dispense les enfants, les vieillards et les infirmes ; qu'il ordonne de faire manger avant les autres le lecteur ou les semainiers et ceux qui sont employés au service de la cuisine, et que même à la table commune il a réglé la qualité et la quantité des aliments et des boissons suivant les individus. Il a traité avec beaucoup de soin chacun de ces objets.

Dans la question des jeûnes il relâche aussi quelque chose de la rigueur des statuts, selon la saison, la quantité de travail et la faiblesse des constitutions.

Or dites‑moi, je vous prie, quelle serait la règle qu'aurait imposée à des femmes celui qui, dans celle qu'il a établie pour les hommes, proportionne tout aux temps et aux tempéraments, pour qu'elle n'excite jamais le murmure, et qui la rend également supportable à tous ? Si, en effet, il a adouci la rigueur de sa règle en faveur des enfants, des vieillards et des infirmes, suivant la nature de chacun, que n'eût‑il pas fait en faveur de notre sexe, dont la faiblesse est si connue ? Examinez donc combien il est déraisonnable d'obliger les femmes à suivre la même règle que les hommes, et d'imposer aux forts et aux faibles une charge uniforme.

Je pense qu'il suffit à notre faiblesse d'égaler en vertus de continence et d'abstinence les chefs de l’Église et ceux qui sont dans les ordres sacrés, puisque Jésus‑Christ dit lui‑même : "C'est être parfait que de ressembler à son maître." je croirais même que nous ferions beaucoup si nous pouvions égaler les pieux laïques qui vivent dans le monde ; car nous admirons dans les faibles ce qui nous paraît peu de chose de la part des forts ; et, selon l'Apôtre : "C'est dans la faiblesse que la vertu brille."

Mais ne croyons pas que la religion des laïques, celle d'Abraham, de David, de Job, même dans l'état du mariage, ne croyons pas, dis‑je, que cette religion soit peu de chose. Lisons plutôt saint Chrysostome, dans son septième sermon sur l'Épître aux Hébreux : "Nous avons, dit‑il, plusieurs charmes puissants pour endormir la bête infernale. Quels sont‑ils ? le travail, la lecture, les veilles. Mais que nous importe, nous qui ne sommes pas moines ?" Si vous me faites cette réponse, faites‑la plutôt à saint Paul lorsqu'il dit : "Veillez dans la patience et la prière" ; et "Ne prenez pas souci de la chair dans les concupiscences."

« Or ce n'était pas seulement pour des moines qu'il parlait ainsi, mais pour tous ceux qui habitent les villes. En effet, un homme du siècle n'a de plus qu'un moine que la liberté de vivre avec une femme. La loi lui en donne la permission sans le dispenser des autres devoirs ; et sa vie est soumise dans tout le reste aux obligations de l'état monastique. Car les béatitudes qui sont annoncées par le Christ n'ont pas été annoncées pour les moines seulement ; autrement, Jésus‑Christ aurait borné la vertu aux limites du cloître, et condamné le reste du monde à périr. Alors, comment pourrait‑on considérer le mariage comme un état honorable, puisqu'il nous priverait de l'espérance du salut ?"

Ces paroles prouvent assez clairement que celui qui ajoutera la continence aux préceptes de l'Evangile égalera la perfection monastique. Et plût à Dieu que notre profession nous obligeât seulement à suivre la perfection évangélique sans vouloir nous forcer à paraître plus que chrétiennes !

C'est assurément, si je ne me trompe, ce qui a engagé les saints Pères à ne pas établir pour nous, comme ils l'ont fait pour les hommes, une règle générale ; ils ont craint de nous imposer une loi nouvelle et des voeux trop lourds pour notre faiblesse, suivant le passage de l'Apôtre : "La loi produit la colère ; en effet, où il n'y a pas de loi, il n'y a pas aussi de prévarication." Et ailleurs : "La loi est survenue pour donner lieu à l'abondance du péché."

Ce grand prédicateur de la continence, persuadé de notre faiblesse, oblige pour ainsi dire les jeunes veuves à de secondes noces : "je veux, dit‑il, que les jeunes veuves se remarient, qu'elles aient des enfants, qu'elles gouvernent leur ménage et qu'elles ne donnent aucune occasion à l'ennemi de notre religion de nous faire des reproches."

Saint Jérôme, persuadé de l'excellence de ces paroles, met en garde Eustochium contre les voeux inconsidérés des femmes : "Si celles, dit‑il, qui sont demeurées vierges ne sont pourtant pas complètement justifiées à cause de leurs autres fautes, que fera‑t‑on à celles qui ont prostitué les membres du Christ, et qui ont changé le temple de l'Esprit saint en un lieu de débauche ? Il eût été plus convenable qu'elles se fussent mariées, qu'elles se fussent contentées de marcher terre à terre, plutôt que d'avoir voulu s'élever trop haut, pour être précipitées dans le fond de l'enfer." C'est aussi pour prévenir ces voeux téméraires que saint Augustin, dans son livre de la Continence des veuves, écrit à julien : "Que celle qui n'a pas encore embrassé l'état réfléchisse, que celle qui l'a choisi persévère, afin que mille occasions ne soient données à l'ennemi, et que nulle oblation ne soit dérobée au Seigneur." Les conciles même ont décidé, en faveur de notre faiblesse, de ne pas ordonner les diaconesses avant l'âge de quarante ans, et si ce n'est après les plus grandes épreuves ; tandis que les hommes peuvent être ordonnés diacres à vingt ans.

Il est des maisons désignées sous le nom de chanoines réguliers de saint Augustin, qui prétendent avoir une règle particulière, et ne se croient inférieurs en rien aux moines, quoiqu'ils fassent publiquement usage de linge et de viande. Si notre faiblesse pouvait égaler seulement la vertu de ces religieux, ne serait‑ce pas beaucoup de notre part ?

On pourrait sans danger nous laisser plus de liberté sur notre nourriture, car la nature prévoyante a doué notre sexe d'une plus grande vertu de sobriété. Il est reconnu que les femmes vivent de très peu de chose, et qu'elles n'ont pas besoin, comme les hommes, d'une alimentation substantielle : la physique nous enseigne aussi qu'elles s'enivrent plus difficilement.

Voici un passage de Théodose Macrobe, dans le septième livre des Saturnales : "Aristote dit que les femmes s'enivrent rarement, les vieillards souvent. La femme a le corps très humide, comme l'annoncent le poil et l'éclat de sa peau, et, cette purgation périodique qui la débarrasse d'une humeur superflue. Le vin qu'elle boit rencontre donc, dans l'estomac une si grande humidité, qu'il perd sa force et ne peut plus envoyer ses vapeurs au cerveau." Et ailleurs : "Le corps de la femme s'épure par de fréquentes purgations, il est semblable à un crible. De nombreux canaux viennent s'épanouit à la surface et fournir des ouvertures et des issues à toute cette abondance d'humeurs qu'elle doit rejeter. La dilatation des pores permet aux vapeurs du vin de se dissiper en un instant. Le corps des vieillards, au contraire, est sec ; aussi ont‑ils la peau extrêmement terne et rude au toucher."

Vous jugerez, d'après cela, qu'il n'y a pas d'inconvénient à nous accorder toute liberté sur le boire et le manger, et que cette faveur est due à notre faiblesse, puisqu'il nous est difficile d'appesantir nos coeurs par l'intempérance ou par l'ivresse. Notre frugalité naturelle nous préserve du premier excès, notre constitution même nous garantit du second. Ce serait donc obtenir de notre faiblesse une vertu suffisante, et même une grande vertu, si, vivant dans la continence, sans aucune propriété mondaine, et seulement occupées du service divin, nous pouvions égaler dans notre manière de vivre les chefs de l'Église, les religieux laïques eux‑mêmes, ou enfin ceux qui s'appellent chanoines réguliers, et qui se flattent surtout de suivre l'exemple des apôtres.

 Enfin il me semble que c'est un trait de sagesse et de prudence, dans les personnes qui se consacrent là Dieu, de faire des voeux moins étendus, afin de pouvoir exécuter plus qu'ils n'ont promis, et de joindre des oeuvres surérogatoires aux obligations de leur piété. Le Verbe de vérité a dit lui-même : "Lorsque vous aurez accompli tout ce qui est ordonné, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles, sans mérite et sans valeur ; ce que nous avons fait, nous étions obligés de le faire." C'est comme s'il disait : Vous êtes des gens inutiles, sans mérite et sans valeur, puisque, contents seulement d'acquitter ce que vous devez, vous n'ajoutez rien de votre propre mouvement.

Ailleurs encore, parlant en parabole, le Seigneur fait allusion à ces surérogations volontaires, lorsqu'il dit : "Si vous mettez quelque chose du vôtre, lorsque je reviendrai, je vous le rendrai."

Si beaucoup de ces téméraires épouseurs de la vie monastique faisaient plus d'attention à l'état qu'ils vont embrasser ' et qu'ils examinassent plus scrupuleusement la règle à laquelle ils vont se soumettre, ils l'enfreindraient moins par ignorance, et pécheraient moins par négligence. Mais aujourd'hui qu'une foule de gens courent presque aussi aveuglément les uns que les autres se jeter dans les cloîtres, ils y vivent comme ils y sont entrés, c'est‑à‑dire sans ordre et sans règle ; facilement ils ont accepté une règle inconnue, facilement ils la bravent, et ne reconnaissent pour loi que les usages qui leur plaisent. Les femmes doivent donc bien prendre garde de se charger d'un fardeau sous lequel on voit faiblir et même succomber presque tous les hommes. Déjà, nous nous en apercevons, le monde a vieilli, les hommes et les autres créatures ont perdu l'ancienne vigueur naturelle ; et suivant Jésus‑Christ, c'est moins la charité d'un grand nombre que celle de tous les fidèles qui s'est refroidie. Puisque les hommes ont dégénéré, il faut donc absolument changer ou adoucit en leur faveur des règles établies pour eux.

Saint BenoÎt, convaincu de cet affaissement et des modifications qu'il rendait nécessaires, avoue lui‑même qu'il a tellement tempéré l'austérité de la vie monastique, que sa règle, comparée à celle des premiers moines, n'est autre chose qu'une institution d'honnêteté, une simple ébauche de société religieuse ; car il dit : "Nous avons fait cette règle, afin de montrer de quelque manière, en l'observant, que nous possédons l'honnêteté des moeurs et le germe des vertus de notre profession. Celui qui vise à une perfection plus haute de l'état religieux pourra consulter et observer la doctrine des saints Pères, dont la pratique conduit les hommes aux sommets élevés de la perfection." Ensuite:

"Vous donc, hommes impatients d'arriver à la céleste patrie, efforcez d'accomplir, par l'aide de Jésus‑Christ, ces préludes de vie chrétienne et régulière, et passant, avec la protection du Seigneur, à de plus rigides observances, vous poserez enfin votre pied triomphant sur les hauteurs sublimes de la vertu."

 Les saints Pères, dit‑il, lisaient chaque jour tout le Psautier ; mais la tiédeur du siècle les a contraints à distribuer cette lecture dans le courant d'une semaine entière, en sorte que la tâche de ces religieux est inférieure à celle des clercs. Qu'y a‑t‑il de plus contraire à la profession religieuse et à la mortification monacale, que ce qui fomente la luxure, excite les troubles, et détruit en nous cette image même de Dieu qui nous élève au‑dessus de tous les autres êtres ? je veux parler du vin. L'Écriture le présente comme le plus dangereux des aliments, et défend de s'y livrer. Et le grand Salomon, dans ses Proverbes, dit: "Dans le vin est la luxure, et dans l'ivresse sont les troubles. Quiconque y fait consister son plaisir ne deviendra pas sage. A qui malheur ? au père de qui malheur ? à qui les querelles ? à qui les précipices ? à qui les blessures sans sujet ? à qui les yeux rouges et meurtris, sinon à ceux qui passent le temps à boire du vin et qui mettent leur plaisir à vider les coupes ?

Ne regardez pas le vin lorsqu'il paraît clair, et que sa couleur brille dans le verre. Il entre agréablement, mais à la fin il mordra comme mordra la couleuvre, et répandra son venin comme le basilic. Vos yeux alors verront les étrangères, et votre coeur dira des choses déréglées. Vous serez comme un homme qui dort au milieu de la mer, comme un pilote assoupi qui a perdu le gouvernail, et vous direz : Ils m'ont battu, mais, je ne l'ai pas senti ; ils m'ont entraîné, et je ne m'en suis pas aperçu. Quand me réveillerai‑je et trouverai‑je encore du vin ?" Et plus loin: "0 Samuel, ne donnez pas de vin aux rois, car il n'y a pas de prudence là où règne l'ivresse ; craignez que le vin ne leur fasse oublier la justice et ne nuise à la cause des enfants du pauvre." Il est dit dans l'Ecclésiastique que : "Le vin et les femmes font apostasier les sages, et jettent dans l'opprobre les gens sensés."

 Saint Jérôme, écrivant à Népotien sur la conduite du clergé, s'indigne de ce que les prêtres de l'ancienne Loi, évitant avec soin tant ce qui peut enivrer, surpassent dans ce genre d'abstinence ceux de la nouvelle. "Ne sentez jamais le vin, dit-il, de peur que l'on ne vous dise avec le philosophe : ce n'est pas offrir un baiser, mais présenter du vin." L'Apôtre condamne les prêtres qui aiment le vin, et l'ancienne Loi leur en défend l'usage : "Que ceux qui servent l'autel ne boivent ni vin ni bière." Par la bière, les Hébreux entendaient toute espèce de boisson fermentée, distillée ou filtrée soit de moût et de levure, soit de jus de pomme ou de suc de miel ; soit encore les infusions d'herbes, de graines, la liqueur de palmier, les sirops, enfin tout ce qui pouvait enivrer : "Tout ce qui peut enivrer et obscurcir la raison, fuyez‑le comme du vin."

Voilà donc le vin retranché des délices des rois, absolument interdit aux prêtres, regardé comme le plus dangereux des aliments. Cependant saint Benoît, ce souffle de l'Esprit Saint, en permit l'usage à ses moines, à cause du relâchement du siècle : "Sans doute, dit‑il, nous voyons que le vin ne convient nullement aux moines ; niais comme dans notre siècle il n'est pas possible de les persuader de cela... etc."

Il avait sans doute lu ce qui est écrit dans la vie des Pères

 "Quelqu'un rapporta un jour à l'abbé Pasteur qu'un certain moine ne buvait pas de vin il répondit : Les moines doivent s'en abstenir." Et plus loin "Un jour on célébrait des messes dans le monastère de l'abbé Antoine: il s'y trouva un verre rempli de vin ; un des vieillards en versa dans une coupe, et le présenta à l'abbé Sisoï. Celui‑ci l'accepta, et en but jusqu'à deux fois ; mais à la troisième fois qu'on lui en offrit : Assez, mon frère, répondit‑il ; ignorez‑vous que c'est le démon ?" Le saint abbé nous fournit encore un trait de cette morale, lorsque ses disciples lui demandèrent "si le jour du sabbat ou le dimanche l'on vient à boire trois verres de vin, est‑ce trop ? ‑ Ce ne serait pas trop, répondit le sage vieillard, si le démon n'était pas dedans."

Dites‑moi je vous prie, en quel endroit les viandes ont jamais été condamnées par le Seigneur ou interdites aux moines. Remarquez bien à quelle nécessité saint Benoît dut sacrifier, en tolérant, par une disposition adoucie de la règle, le vin, qui est incontestablement la chose la plus dangereuse pour les moines, et qu'il avoue lui‑même ne pas leur convenir. Mais il a reconnu qu'il était impossible de persuader l'abstinence de cette liqueur aux moines de son temps.

Il serait à souhaiter que de semblables concessions fussent faites à notre époque, relativement à toutes les choses qui n'étant ni bonnes ni mauvaises par elles‑mêmes, sont indifférentes. Ainsi les austérités, qui ne sont plus dans l'esprit du siècle, cesseraient ainsi : les religieux conserveraient pleine et entière liberté dans les choses indifférentes qui ne peuvent produire le scandale, et la prohibition se bornerait à ce qui est véritablement péché. A l'égard de la nourriture et des vêtements le couvent devrait se contenter de ce qu'il y a de plus simple et de moins cher en toutes choses le strict nécessaire, pas de superflu.

En effet, il ne faut pas s'occuper beaucoup de ce qui ne nous prépare pas au royaume de Dieu, ou qui ne nous élève pas en grâce auprès de lui : telles sont les pratiques extérieures que les réprouvés partagent avec les élus, et les hypocrites avec les vrais dévots. La ligne profonde de démarcation qui sépare les juifs et les chrétiens n'est autre chose que la distinction de ces faux dehors avec les mouvements intérieurs d'une piété sincère. C'est pourquoi, entre les fils de Dieu et ceux du démon, la distinction ne peut être faite que par la charité, la charité, qui, selon la parole de l'Apôtre est la plénitude de la loi et la fin des commandements. Aussi, rabaissant le mérite des oeuvres pour mettre au‑dessus d'elles la justice de la foi, saint Paul apostrophe ainsi le juif : "Où est donc le sujet de te glorifier ? il est exclu. Par quelle loi ? Est‑ce par la loi des oeuvres ? non, mais par la loi de la foi." Nous concluons donc que le patriarche est justifié par la foi sans les livres de la loi. Il dit encore : "Certes, si Abraham a été justifié par les oeuvres, il a de quoi se glorifier, mais non pas envers Dieu. Car que dit l'Ecriture ? Abraham a cru à Dieu, et cela lui a été imputé à justice." Et, continuant : "A celui, dit‑il, qui ne fait pas les oeuvres, mais qui croit en celui qui justifie le méchant, sa foi lui est imputée à justice," selon le décret de la grâce de Dieu.

Saint Paul encore, permettant aux chrétiens l'usage de toute espèce de nourriture, et distinguant de ces choses celles qui nous justifient devant Dieu, disait : "Le royaume de Dieu n'est pas viande ni breuvage ; mais il est "justice, paix et joie dans le Saint‑Esprit. Il est vrai que toutes choses sont pures ; mais celui‑là fait mal qui mange en donnant du scandale. Il est bon de ne pas manger de viande, de ne pas boire de vin, et de ne faire aucune autre chose qui puisse faire broncher ton frère, ou dont il soit scandalisé, ou dont il soit blessé." Ces paroles n'interdisent l'usage d'aucun aliment, mais seulement le scandale qui pourrait être provoqué par cet usage. En effet, quelques juifs nouvellement convertis se scandalisaient de voir les disciples manger des mets défendus par la loi. Mais, pour avoir voulu éviter ce scandale, l'apôtre Pierre fut gravement réprimandé, et salutairement averti. Saint Paul lui‑même, dans son épître aux Galates, raconte cette circonstance.

Il dit encore à ce sujet, dans son épître aux Corinthiens

"Ce n'est pas ce que nous mangeons qui nous recommande devant Dieu." Et de plus : "Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie. La terre est au Seigneur avec tout ce qu'elle contient." Et aux Colossiens : "Que personne donc ne vous condamne pour le manger ou pour le boire." Et un peu plus bas : "Si vous êtes morts avec le Christ aux éléments de ce monde, pourquoi toutes ces ordonnances, comme si vous viviez encore au inonde, savoir : Ne mangez, ne goûtez, ne touchez pas toutes ces choses dont l'usage donne la mort à notre âme, si l'on en croit les préceptes et les doctrines des hommes ?"

Il appelle les éléments de ce monde les premiers rudiments de la Loi, c'est‑à‑dire les observances charnelles, et cet alphabet élémentaire par lequel le monde naissant, c'est‑à‑dire un peuple encore enfoncé dans la chair, s'exerçait à l'étude de la religion. Par le Christ et par eux‑mêmes, les chrétiens sont morts à ces éléments, c'est‑à‑dire à ces observances charnelles : ils ne leur doivent rien, ne vivant déjà plus en ce monde, c'est‑à‑dire parmi ces hommes charnels, qui s'attachent à la matière et qui font des ordonnances, et établissent des distinctions entre les aliments, entre telles et telles choses, et qui disent: "Ne touchez pas ceci ou cela". Toutes choses, à les entendre, qu'il suffit de toucher ou de goûter, ou de tenir dans nos mains, pour donner la mort à notre âme par leur usage, même lorsque nous nous en servons pour notre utilité. Ils parlent, je le répète, selon les préceptes et les doctrines des hommes charnels, et selon la loi de ceux qui comprennent avec le sens de leur chair, et non pas selon la loi de Jésus-Christ et des siens.

En effet, lorsque le Seigneur envoya les apôtres prêcher son Évangile, il devait sans doute prévenir de leur part tout sujet de scandale. Cependant il leur permit d'user de tous les aliments sans restriction, puisqu'il leur ordonna, partout où ils seraient accueillis, de vivre absolument comme les autres, de manger et de boire ce qu'ils trouveraient sur la table. l'Apôtre qui, par les lumières de l'esprit de prophétie dont il était éclairé, prévoyait que dans la suite on s'écarterait de cette modeste doctrine, qui est aussi la sienne, avertit son disciple Timothée d'y prendre garde. Voici ses paroles : "Or l'Esprit dit expressément qu'aux derniers temps quelques‑uns déserteront la foi, s'adonnant aux esprits séducteurs et aux doctrines des démons, enseignant des mensonges par hypocrisie, défendant de se marier, commandant de s'abstenir des aliments que Dieu a créés pour que les fidèles et ceux qui ont connu la vérité en usent avec actions de grâces. Car toute créature de Dieu est bonne, et il n'y en a pas qui soit à rejeter étant prise avec actions de grâce, parce qu'elle est sanctifiée par la parole de Dieu et par la prière. Si tu proposes ces choses aux frères, tu seras bon ministre de Jésus-Christ, nourri dans les paroles de la foi et de la bonne doctrine que tu as soigneusement suivie."

Enfin, si l'on s'en rapporte aux apparences, qui n'aurait pas mis au‑dessus de Jésus‑Christ et de ses apôtres saint Jean et ses disciples, qui poussaient jusqu'à l'excès l'abstinence et les macérations ? Ceux‑ci, qui, à l'exemple des juifs, s'attachaient à l'extérieur, murmuraient contre le Christ et ses disciples et lui disaient : "Pourquoi vos disciples ne jeûnent‑ils jamais, tandis que nous et les pharisiens jeûnons si souvent ?"

Saint Augustin met une bien grande différence entre les apparences de la vertu et la vertu même, car il estime que les oeuvres n'ajoutent rien à nos mérites. Voici ce qu'il dit dans son traité sur le Bien conjugal: "La chasteté est plutôt une vertu de l'âme que du corps. Quelquefois les vertus sont extérieurement manifestées, quelquefois elles restent dans notre âme, à l'état potentiel. C'est ainsi que les confesseurs de la foi possédaient la vertu de patience qu'ils ont déployée dans leur Martyre. Quant à job, la patience était déjà en lui, et le Seigneur le savait ; mais elle ne fut connue des hommes que par l'épreuve de la tentation." Le saint Père dit encore : "Mais, pour faire comprendre plus clairement comment la vertu réside potentiellement dans notre âme sans se formuler au dehors par des oeuvres, j'invoquerai un exemple qui peut lever les doutes de tout catholique. Que le Seigneur Jésus‑Christ ait été sujet, dans la réalité de la chair, à la faim et à la soif, qu'il ait mangé et qu'il ait bu, personne n'en doute de ceux qui ont puisé la foi dans son Évangile. Sa vertu d'abstinence dans le boire et le manger n'était donc pas aussi grande que celle de Jean‑Baptiste ? Car Jean est venu, ne mangeant ni ne buvant, et ils ont dit : "Il est possédé du démon." Le Fils de l'homme est venu, mangeant et buvant, et ils ont dit : "Voilà un mangeur et un buveur, un ami des publicains et des gens de mauvaise vie." Après avoir ainsi parlé de Jean, l'Évangéliste ajoute : "La Sagesse a été justifiée par ses enfants." Ils voient que la vertu de continence doit toujours résider virtuellement dans le coeur, mais que sa manifestation par les oeuvres est subordonnée aux circonstances et à l'opportunité des temps, comme la vertu de patience des saints martyrs. Ainsi donc, de même que Pierre Martyrisé et Jean non martyrisé ont à nos yeux un égal mérite de patience, de même aussi nous trouvons un mérite égal de continence chez Jean, qui ne connut pas le mariage, et chez ‑Abraham, qui engendra des fils. Car le célibat de l'un et le mariage de l'autre ont, chacun dans leur temps, milité pour la cause du Christ. Mais Jean avait aussi la continence dans les oeuvres ; Abraham l'avait seulement d'une manière virtuelle et comme habitude de coeur."

 Ainsi à l'époque qui suivit les jours des patriarches, la loi porta une sentence de malédiction contre quiconque ne produirait pas de postérité en Israël ; celui qui ne le pouvait pas n'en produisait pas, mais il obéissait virtuellement à la loi. Depuis, les temps se sont accomplis, et il a été dit : "Que celui qui peut comprendre ceci le comprenne que celui qui possède la vertu d'intention fasse les oeuvres que celui qui ne veut pas faire les oeuvres, ne mente pas en disant que la puissance des oeuvres n'est pas en lui. " Il résulte clairement de ces paroles que les vertus seules sont méritoires devant Dieu, et que tous ceux qui sont semblables en vertus, bien qu'ils diffèrent par les oeuvres, sont également aimés du Seigneur. Ainsi les vrais chrétiens, tout occupés de l'homme intérieur, et s'étudiant sans cesse à l'orner de vertus nouvelles, à le purifier de ses vices, négligent l'homme extérieur ou le laissent tout à fait dans l'abandon. Les apôtres eux‑mêmes furent si insouciants à cet égard, qu'ils marchaient sans tenue et sans dignité à la suite du Seigneur, et comme oubliant le respect qu'ils devaient à sa présence : on les voyait, lorsqu'ils passaient dans les campagnes, arracher des épis de blé, et ne pas rougir de les froisser dans leurs mains, et de les manger comme auraient fait des enfants. Ils négligeaient même de laver leurs mains au moment des repas, ce qui les fit accuser de malpropreté ; mais le Seigneur les excusa en disant : "De manger sans avoir les mains lavées, ce n'est pas cela qui souille l'homme." Et il ajouta aussitôt, comme une formule générale, que l'âme ne peut jamais être souillée par les choses extérieures, mais seulement par les choses qui viennent du coeur, et qui sont, dit‑il, les mauvaises pensées, les adultères, les homicides, etc. .. Car si le coeur n'est pas corrompu d'avance par une volonté dépravée, le péché ne s'introduira pas dans les oeuvres de la chair à l'extérieur. Aussi a‑t‑il eu raison de dire que les adultères et les homicides viennent du coeur, puisqu'ils peuvent être commis sans l'intervention du corps, selon cette parole: "Quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis dans son coeur un adultère." Et: "Quiconque hait son frère est un homicide." Car une femme qui succombe à la violence n'est pas plus coupable d'adultère qu'un juge ne l'est d'homicide en condamnant un coupable à la mort, lorsque la loi l'y contraint. "Tout homicide, ainsi qu'il est écrit, n'aura pas de part au royaume de Dieu."

C'est donc moins nos actions que l'esprit dans lequel nous les faisons que nous devons examiner, si nous voulons plaire à celui qui sonda les coeurs et les reins, qui voit dans les ténèbres, et qui jugera les plus secrètes pensées de l’homme. Voilà, dit saint Paul, ce qu'enseigne mon Évangile, c'est‑à‑dire la doctrine de ma prédication. La modique offrande de la veuve qui ne donna que deux oboles, c'est‑à‑dire un quatrain, fut préférée à celles des riches qui étaient beaucoup plus abondantes, par celui à qui nous disons : "Seigneur, vous n'avez pas besoin de nos biens" ; par celui qui aime l'offrande pour les mains dont elle sort, et non les mains pour leur offrande, ainsi qu'il est écrit ‑ "L'Éternel eut égard à Abel et à son oblation ;" c'est‑à‑dire qu'il examina d'abord la piété du sacrificateur, et que cet examen lui rendit l'offrande agréable.

Enfin la dévotion du coeur est d'autant plus agréable à Dieu que nous mettons moins de confiance dans ses manifestations extérieures.

C'est pourquoi l'Apôtre, après avoir permis l'usage de tous les aliments, ainsi que nous l'avons dit plus haut, écrit à Timothée, au sujet de l'exercice et du travail du corps : "Exerce‑toi dans la piété. Car l'exercice corporel est utile à si peu de chose ; mais la piété est utile à toutes choses, ayant les promesses de la vie présente et de celle qui est à venir." En effet, la dévotion et la piété de notre âme envers Dieu obtiennent de lui les choses nécessaires en ce monde, et la vie éternelle dans l'autre.

Que nous enseignent tous ces préceptes, sinon de vivre chrétiennement, et avec Jacob de préparer à notre père des animaux domestiques pour sa nourriture, au lieu d'aller, comme Ésaü, lui chercher des bêtes des forêts, et de judaïser dans les choses extérieures ? C'est ce qui faisait dire au Psalmiste : "Vos voeux, Seigneur, sont en moi, et je vous les rendrai en actions de grâce."

A cette parole ajoutez celle du poète

"Ne vous cherchez pas hors de vous‑mêmes,"

 Nous ne manquons pas de témoignages, soit parmi les auteurs sacrés, soit parmi les profanes, qui nous apprennent que les actions extérieures sont indifférentes, et qu'il faut peu s'y attacher. Autrement les oeuvres de la Loi, et l'insupportable joug de sa servitude, comme dit saint Pierre, seraient préférables à la liberté de l'Évangile et au joug aimable du Christ, et à son fardeau léger. Jésus‑Christ lui‑même, pour nous inviter à ce joug aimable et à ce fardeau léger, nous dit: "Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés." C'est pourquoi saint Paul réprimandait avec force les juifs nouvellement convertis qui voulaient encore suivre l'ancienne Loi, comme on le voit dans les Actes des Apôtres : "Hommes, mes frères, pourquoi tentez‑vous Dieu en voulant imposer aux disciples un joug que ni nos pères ni nous n'avons pu porter ? Mais nous croyons que nous serons sauvés par la grâce du Seigneur Jésus‑Christ, comme eux aussi."

Vous donc, qui êtes non seulement un disciple de Jésus-Christ, niais encore un fidèle imitateur de l'Apôtre, et par le nom et par la sagesse, conformez votre règle à la faiblesse de notre sexe, afin que nous soyons principalement occupées à chanter les louanges du Seigneur. C'est ce qu'il recommande, après avoir rejeté tous les autres sacrifices extérieurs, lorsqu'il dit : "Si j'avais faim, je ne t'en dirais rien, car la terre habitable est à moi, et tout ce qui est en elle. Mangerai‑je la chair des taureaux, et boirai‑je le sang des boucs ? Immole à Dieu un sacrifice de louanges, et rends tes voeux au Très‑Haut, et invoque‑moi au jour de ta détresse ; je te délivrerai, et tu me glorifieras."

Si je parle ainsi, ce n'est pas dans l'intention de rejeter tout travail corporel lorsque la nécessité l'exigera, mais afin de ne pas attacher trop d'importance aux travaux qui sont relatifs au corps seul, et nuisent à la célébration de l'office divin, puisque d'après le témoignage même de l'autorité apostolique, on accorde aux femmes de religion le privilège d'être nourries et entretenues aux frais de l'Église plutôt que par les ressources de leur propre travail. Saint Paul écrivait à Timothée : "Que si quelque fidèle a des veuves, qu'il les assiste, et que l’Église n'en soit pas chargée, afin qu'il y ait assez pour celles qui sont vraiment veuves."

Il appelle vraiment veuves les femmes dévouées à Jésus-Christ et qui non seulement ont perdu leur mari, mais auxquelles le monde est crucifié, comme elles sont crucifiées au monde. Ce sont celles‑là qu'il convient d'entretenir aux dépens de l'Église, comme un revenu de leur propre époux. C'est pourquoi le Seigneur confia le soin de sa mère à un apôtre ; plutôt que de le remettre à son mari ; et les apôtres eux-mêmes, ont établi sept diacres, c'est à dire sept ministres de l'Église, pour veiller aux besoins des saintes femmes.

Nous n'ignorons pas que l'Apôtre, écrivant aux Thessaloniciens, condamne rudement la vie oisive et qui répugne à tout travail : "Celui, dit‑il, qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger." Nous savons aussi que saint Benoît a ordonné le travail des mains pour éviter l'oisiveté. Mais Marie était‑elle donc oisive lorsqu'elle se tenait assise aux pieds du Seigneur pour écouter ses paroles ? Cependant Marthe, qui s'occupait de tous les soins de la maison pour elle et pour Jésus‑Christ, murmurait avec jalousie contre le repos de sa soeur, et se plaignit de porter seule le poids du jour et de la chaleur. De même aujourd'hui nous voyons fréquemment murmurer ceux qui s'occupent des soins extérieurs, lorsqu'ils fournissent à ceux qui sont dans le travail des choses divines les biens de la terre. Et souvent ils se plaignent moins d'être pillés par des tyrans que de l'obligation où ils se trouvent de nourrir ces paresseux, comme ils les appellent, et ces oisifs qui ne sont bons à rien. Cependant ils les voient non seulement écouter les paroles du Christ, mais encore s'appliquer à leur lecture assidue et à leur propagation. Ils ne font pas attention que ce n'est pas un grand dévouement, ainsi que le dit l'Apôtre, de donner les choses du corps à ceux dont ils attendent les choses de l'âme, et qu'il est tout à fait dans l'ordre que ceux qui s'adonnent aux soins de la terre servent ceux dont la pensée travaille pour le ciel. Aussi la Loi a‑t‑elle accordé aux ministres de l'Église cette salutaire liberté de loisir, en ordonnant que la tribu de Lévi ne posséderait aucun héritage terrestre, pour se consacrer, à l'exclusion de tout autre soin, au service du Seigneur ; mais qu'elle prélèverait sur le travail des autres enfants d'Israël des dîmes et des oblations. Relativement aussi à l'abstinence, qui est pour les chrétiens l'abstinence des vices plutôt que celle des aliments, voyez s'il est convenable d'ajouter quelque chose aux canons de l’Église, et occupez-vous des règlements qui nous conviennent le mieux.

Sur les offices et le rang à donner aux psaumes, veuillez nous dresser un programme détaillé. En cela du moins, si vous y consentez, notre faiblesse sera soulagée, si pour réciter entièrement le psautier pendant la semaine, nous n'avons pas besoin désormais de répéter les mêmes psaumes. Saint BenoÎt, après avoir distribué la semaine à son idée, laissa à ses successeurs, la faculté d'agir à leur gré, en disant que si la règle ne leur paraissait pas bonne, ils pourraient la changer, faisant ainsi allusion aux accroissements que la succession des temps avait apporté à la beauté de l'Église, à ces fondements ébauchés sur lesquels s'est élevée depuis la merveilleuse harmonie de son édifice. Nous désirons, avant tout, que vous nous traciez précisément ce que nous devons faire à l'égard de la lecture évangélique à vigiles. Il me paraît dangereux d'admettre près de nous, aux heures de nuit, des prêtres ou des diacres pour faire cette lecture, car nous devons surtout éviter la présence des hommes afin de donner plus sincèrement toutes nos pensées à Dieu, et d'être aussi moins exposées à la tentation.

Sur vous, maître, puisque vous vivez, sur vous repose le soin d'instituer la règle que nous devons suivre à perpétuité. Car, après Dieu, vous êtes le fondateur de ce lieu ; par lui, vous êtes le planteur de notre congrégation, soyez avec lui le législateur de notre ordre. Peut‑être un autre viendra après vous, qui édifierait sur des fondements étrangers, et pour cela même nous craignons qu'il soit moins zélé pour nous, ou qu'il obtienne de notre part moins de soumission ; peut‑être aussi avec la même volonté n'aurait‑il pas le même pouvoir. Parlez, c'est vous que nous voulons écouter.

Adieu

ABAILARD ET HÉLOÏSE. Lettres. Traduites sur les manuscrits de la bibliothèque royale par E. Oddoul, précédées d'un essai historique par M. et Mme Guizot. Deux volumes.
Paris: E. Houdaille, 1839. T.I, 236 p., T.II, 272 p.

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