Avant propos

La correspondance entre Abélard et Héloïse comprend deux groupes de lettres, découvertes et mises à la disposition des lecteurs à des périodes bien différentes:

A - Le premier groupe qui porte habituellement le nom même de "Correspondance" comprend 8 documents. dont la fameuse "historia calamitatum"  "Histoire de mes malheurs", très longue autobiographie intitulée par Abélard lui-même : "Lettre à un ami". Ces documents ont été "découverts" par Jean de Meung vers 1290, traduits du latin en français pour la première fois par ce même Jean de Meung et commentés dans "le roman de la rose". Leur authenticité n'a jamais été mise en doute du XIIIème jusqu'au milieu du XIXème siècle.

Cette correspondance latine aurait été rédigée entre 1132 et 1137. Abélard a 53 ans, il a été moine et abbé à St-Gildas de Rhuys et Héloïse abbesse du Paraclet. Ce sont donc des récits rédigés longtemps après les faits,  pour parler clair, longtemps après leur période proprement amoureuse.

B - Le second groupe, toujours en latin, s'intitule "ex epistolis duorum amantium"  "Lettres des deux amants". La première mention concernant ce document est datée précisément du 23 juillet 1471. C'est une information qui nous est fournie par le jeune lettré cistercien Jean de Woevre lui-même, pour dater son travail de copiste d'un manuscrit, à la bibliothèque de Clairvaux. Mais c'est seulement en 2005 que Sylvain PIRON fournira aux lecteurs français la première traduction française de ce manuscrit. Il publiera  chez Gallimard ces 113 lettres, 65 écrites par un homme et 48 par une femme, auxquelles il donnera le titre suivant : "Lettres des deux amants, attribuées à Héloïse et Abélard". Il y joindra le texte latin.

On peut, si l'attribution est exacte, dater la rédaction de ces lettres entre 1114 et 1116. Abélard a 35 ans. Il est revenu enseigner à Paris, au cloître Notre-Dame après s'être fâché avec Anselme de Laon qu'il était aller écouter. Il est devenu follement amoureux d'Héloïse mais le chanoine Fulbert, l'oncle d'Héloïse, ne s'est encore aperçu de rien.
                                                                                                                      Atelier du moine copiste

 

A - Correspondance

Les lettres regroupées sous le nom de "Correspondance" et connues depuis la découverte de Jean de Meung vers 1290, sont au nombre de huit. On  trouvera l'intégrale des ces huit lettres en allant sur "oeuvres et correspondance".  
Abélard est alors abbé de St-Gilddas de Rhuys en Bretagne. Etat actuel.

Authenticité
A partir du milieu du XIXème siècle, le doute est semé. Sans chercher à être exhaustif notons, en 1933, Charlotte Charrier dans "Héloïse dans l'histoire et dans la légende" pense que tout le dossier est dû à Abélard. En 1972 l'historien américain John Benton affirme que ces  lettres sont l'oeuvre des moines du Paraclet. Pour le belge Hubert Sylvestre, en 1985, dans "l'idylle d'Abélard et d'Héloïse" c'est Jean de Meung l'auteur probable...Quant à Georges Duby, en 1996 dans un travail intitulé "Que sait-on de l'amour au XIIème siècle ?", il a des doutes, il juge ces lettres suspectes. L'ensemble est trop cohérent, trop bien agencé; Les lettres se répondent pour faire une véritable démonstration. Bref tout cela est un peu trop moral, un peu trop beau pour être authentique.
Néanmoins, toutes ces suspicions rencontrent à leur tour de graves difficultés. Placé devant ces diversités d'interprétation l'historien reste perplexe. S'il existe actuellement un consensus en faveur de l'authenticité, c'est plus par défaut qu'en raison d'éléments positifs.
          Héloïse est alors abbesse du Paraclet près de Nogent-sur-Seine. Etat actuel.

Les documents
Les commentaires ci-dessous sont inspirés de Georges DUBY qui imagine une pièce en six actes.
 - voir Abélard, Héloïse et Bernard, Georges Minois, Perrin 2019 -

Acte I. "Lettre à un ami" - ou "Histoire de mes malheurs". 146 k. C'est un petit traité du genre littéraire de la consolation et a pour but de rappeler les faits : l'autobiographie d'Abélard. De sa naissance au Pallet, à l'abbaye de Saint Gildas de Rhuys près de Vannes.

Le Pallet

je suis originaire d'un bourg situé à l'entrée de la Bretagne à huit milles environ de Nantes, vers l'est, et appelé le Pallet. Si je dois à la vertu de ma terre et de ma lignée certaine légèreté d'esprit, j'en reçus en même temps le goût de la culture littéraire. Mon père, avant de ceindre le baudrier du soldat, avait quelque teinture des lettres ; et, plus tard, il se prit pour elles d'une telle passion, qu'il voulut que tous ses fils fussent instruits des lettres avant de l'être du métier des armes. Et ainsi fut il réalisé. J'étais son premier né ; plus je lui étais cher à ce titre, plus il s'occupa de mon instruction. Moi, de mon côté, les progrès que je fis dans l'étude m'y attachèrent avec une ardeur croissante, et tel fut bientôt le charme qu'elle exerça sur mon esprit, que, renonçant à l'éclat de la gloire des armes, à ma part d'héritage, à mes privilèges de droit d'aînesse, j'abandonnai définitivement la cour de Mars pour me réfugier dans le sein de Minerve.

Héloïse

Il y avait dans la ville même de Paris une jeune fille nommée Héloïse, nièce d'un chanoine appelé Fulbert, lequel, dans sa tendresse, n'avait rien négligé pour la pousser dans l'étude de toute science des lettres. Physiquement, elle n'était pas des plus mal ; par l'étendue du savoir, elle était des plus distinguées. Plus cet avantage de l'instruction est rare chez les femmes, plus il ajoutait d'attrait à cette jeune fille : aussi était elle déjà en grand renom dans tout le royaume. La voyant donc parée de tous les charmes qui attirent les amants, je pensai qu'il serait agréable de nouer avec elle une liaison amoureuse, et je crus que rien ne serait plus facile.

Acte II. 26 K. Héloïse accuse Abélard de n'avoir pensé qu'à satisfaire sa libido en la séduisant et de l'avoir ensuite abandonnée alors qu'elle l'aime toujours.

Dieu le sait, jamais je n'ai cherché en toi que toi‑même. C'est toi seul que je désirais, non ce qui t'appartenait ou ce que tu représentes. Je n'attendais ni mariage, ni avantages matériels, ne songeais ni à mon plaisir ni à mes volontés, mais je n'ai cherché, tu le sais bien, qu'à satisfaire les tiennes. Le nom d'épouse paraît plus sacré et plus fort; pourtant celui d'amie m'a toujours été plus doux.

Pourtant, tu as passé sous silence la plupart de celles (lettres) qui me faisaient préférer l'amour au mariage, et la liberté au lien. J'en prends Dieu à témoin : Auguste même, le maître du monde, eût‑il daigné demander ma main et m'assurer à jamais l'empire de l'univers, j'aurais trouvé plus doux et plus noble de conserver le nom de courtisane auprès de toi que de prendre celui d'impératrice avec lui!

Acte III. 20 K. Abélard répond d'une façon vague et détachée en bredouillant une mauvaise excuse : Je croyais que tu étais assez forte pour te débrouiller toute seule !

D'ABÉLARD A HÉLOÏSE

Abbaye de Saint‑Gildas

 A Héloïse, sa soeur bien‑aimée dans le Christ, Abélard son frère en Lui

 Depuis que nous avons abandonné le siècle pour nous réfugier en Dieu, il est vrai que je ne t'ai encore écrit ni pour consoler ta douleur ni pour t'exhorter au bien. Pourtant, ce mutisme n'est pas dû à la négligence, mais à la très grande confiance que j'ai en ta sagesse. Je n'ai pas cru que de tels secours te fussent nécessaires : la grâce divine te comble en effet avec tant d'abondance de ses dons que tes paroles et tes exemples sont capables d'éclairer les esprits dans l'erreur, de fortifier les pusillanimes, de réconforter les tièdes, comme naguère ils le firent.

Acte IV. 30 K. Héloïse n'y tient plus ! Elle exprime la violence de son désir sexuel et accuse Dieu de les avoir injustement condamnés, alors qu'ils étaient légitiment mariés.

D'autant que ces voluptés chères aux amants que nous avons goûtées ensemble me furent douces et que je ne peux ni les détester, ni les chasser de ma mémoire. Où que je me tourne, elles s'imposent à mes yeux avec les désirs qui les accompagnent. Même quand je dors elles ne m'épargnent pas leurs illusions. En pleine solennité de la messe, lorsque la prière doit être plus pure, les représentations obscènes de ces voluptés captivent totalement mon âme si bien que je m'abandonne plus à ces turpitudes qu'à la prière. Alors que je devrais gémir des fautes commises, je soupire plutôt après les plaisirs perdus.

Acte V. 59 k. Abélard piqué au vif fait son autocritique et accepte son châtiment qu'il qualifie de salutaire. Désormais il ne peut plus forniquer et Héloïse a gagné dans l'affaire un meilleur mari : Dieu lui-même !
                                                                                                                                               Billardet , musée des arts de Nantes

Acte VI. 57 K. Héloïse capitule à son tour. Elle renonce à ses pensées obscènes et décide de se consacrer exclusivement au service de sa communauté. La morale est sauve !

Acte VII. 126 k. Abélard fait une longue description de la vie religieuse féminine.

Acte VIII. 8 K. Abélard lui transmet la règle.

Importance de cette correspondance

Ces lettres ne sont pas simplement une correspondance amoureuse. Des informations historiques de première importance nous sont données dans ces lettres par Abélard et Héloïse d'abord sur leur vie personnelle, comme pour Abélard l'entrée en religion de son père, puis de sa mère, son périple éducatif à travers l'Ile de France. Etc.
On en apprend aussi beaucoup sur leurs relations avec de nombreux personnages connus de cette fin du XIème et début du XIIème siècle. On retrouve Suger, Guillaume de Champeaux, Anselme de Laon, les évêques de Chartre, de Laon etc., les moines et moniales des monastères d'Argenteuil, de Saint-Denis, de St-Gildas de Rhuys, le concile de Soisson, le conflit avec Albéric et Lotulphe etc..
Suger, vitrail de Saint-Denis.

Plus intéressant encore est ce que nous apprenons de cette liaison amoureuse  nouée secrètement quinze ans plus tôt entre la jeune et brillante élève, Héloïse, et le professeur à la réputation reconnue dans tout le monde intellectuel parisien. Le refus du mariage professé par Héloïse. Le mariage secret imposé par Abélard, et l'entrée d'Héloïse, sur ordre d'Abélard, au monastère d'Argenteuil. Pour terminer, la fin tragique de cette histoire d'amour: Abélard, mutilé et castré, une nuit, par les sbires du chanoine Fulbert.

La date, bien que tardive, de rédaction de cette correspondance, entre 1132 et 1137, fait qu'on y apprendra rien, ni du concile de Sens et du conflit avec Bernard de Clairvaux,  ni des dernières années d'Abélard.


La lettre d'Héloïse à Abélard et ses "Problemata"
une lettre souvent ignorée

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5505181j/f339.image.r=Dialogus%20inter.langFR


L'original est un codex de :  Paris, BnF, lat.14511, f. 18-r-44v.
Edition imprimée, à partir de l'édition "Princeps" de 1616, dans la "Patrologia latina", vol. 178, col 677-730 à laquelle renvoie le lien ci-dessus. Première page ci-contre.  Edition JP. Migne, de 1855.  La lettre d'Héloïse se trouve dans les colonnes 677-678.
 
Ce texte ne fait pas partie du manuscrit de Troyes, BM, ms. 802 qui a fait l'objet, en 2019, d'une étude particulièrement savante et intéressante de Jacques Dalarun (voir ci-dessous). Ce dernier fait, néanmoins, plusieurs fois référence aux "Problemata".

Fichier Pdf Problemata, latin.
          "Patrologia latina"

Cette lettre d'Héloïse, assez courte, est généralement inédite par les auteurs des oeuvres d'Abelard et d'Héloïse mais elle s'apparente aux lettres II, IV et VI de la Correspondance ci-dessus : même période (Héloïse est abbesse) et même style.
Elle s'ouvre sur les quarante deux "problemata" dont les questions conçues par Héloïse ou ses soeurs sont transcrites par Abélard avant que celui-ci ne donne à chacune des questions une réponse appropriée et généralement savante. Ces questions portent principalement sur l'interprétation qu'il convient de faire de tels passages des Ecritures. Seuls les "Problèmes" XIII et XLII ne portent pas sur des élucidations de l'Ecriture.
                                                                                                                                                     Page 677
 Si l'on, veut bien faire abstraction des "Lettres des deux amants" ci-dessous, cette lettre d'Héloïse à Abélard est donc la quatrième et la dernière que nous ayons. Une cinquième lettre d'Héloïse s'adresse à Pierre le Vénérable après sa visite au Paraclet, après la mort d'Abélard.
.Il n' existe pas à ce jour de traduction française de ce texte latin : lettre et "problemata".

"Lettres des deux amants" attribuées à Héloïse et Abélard, traduites et présentées par Sylvain Piron, Gallimard 2005

Retour sur l'authenticité de cette "Correspondance".
En août 2019 Jacques Dalarun apporte 
une brillante et irrécusable démonstration de son authenticité.

Les "éléments positifs" d'authenticité dont nous ne disposions pas au début de cette page, nous les avons trouvés dans : Jacques DALARUN, "Modèle monastique", CNRS Editions, août 2019, chapitre VII, Abélard, Héloïse, le Paraclet. 37 pages hautement techniques.

 
Pour affirmer l'authenticité de l'ensemble du dossier connu sous le nom de "Correspondance"   l'auteur s'appuie sur une analyse scientifique, codicologique du manuscrit 802 de la bibliothèque municipale de TROYES qui présente les meilleures garanties de proximité avec les faits. Il date ce manuscrit de 1230. 
Jacques Dalarun
"Cela veut dire que l'écart entre la date supposée de la rédaction de l'échange épistolaire (entre Héloïse et Abélard) et son témoin le plus ancien (ce manuscrit) tombe à un siècle et s'évaporent (alors) toutes les hypothèses de forgerie (faites notamment par John Benton en 1972) de la Correspondance."

J. Dalarun refuse dans le même temps l'interprétation de Jean de Meung - et la nôtre voir ci-dessus - qui nous attachons quasi uniquement à la relation amoureuse entre Héloïse et Abélard. C'est faire, affirme-t-il, une distorsion, un contre-sens volontaire. Et nous nous désintéressons aussi des lettres VII et VIII qu'Abélard consacre à la vie religieuse. 
A plus forte raison nous ignorons ce document essentiel qui suit la lettre VIII, soit "Institutionesnostrae", nos institutions, ainsi que quatre autres documents à la suite dans le même manuscrit, à savoir : un extrait de la Panormia d'Yves de Chartres, les constitutions de la diète d'Aix-la-Chapelle, les canons du concile de Rouen de 1231, les statuts de Prémontré. Ce sont donc cinq documents qu'il faut joindre aux huit primitivement retenus. Mais "Nos institutions"   n'est pas un texte d'Abélard mais bien un texte central d'Héloïse pour fixer et
 promulguer la règle de la communauté des religieuses du Paraclet.

"Le manuscrit de Troyes, écrit J. Dalarun, révèle mieux que tout autre que la définition de la vie religieuse est le point de mire de la Correspondance.Mais à un degré supérieur, le point de mire de la Correspondance dans le manuscrit de Troyes, ce sont nos Institutions."

Pour conclure sur l'authenticité nous pouvons dire avec J. Dalarun : "L'Abélard de la Correspondance doit plus que jamais être confondu avec l'Abélard de l'histoire". 

Quant à Héloïse, ce n'est plus seulement l'amante passionnée des lettres II et IV . Elle ne renie pas cette période de sa vie  mais, "pleinement libre de ses choix, elle a assumé les contraintes de le vie religieuse". En rédigeant ce "texte statutaire à valeur effective," elle se consacre à cette littérature austère qui s'écarte parfois des dispositions de la lettre VIII d'Abélard. Mais c'est l'Héloïse, la très sage Héloïse, conforme aux éloges que lui décerne Pierre le Vénérable, abbé de Cluny après la mort d'Abélard à St-Marcel-les-Châlons en 1142.

 

B - Lettres des deux amants
ex epistolis duorum amantium

Retour historique

En  introduction nous disions plus haut que  le 23 juillet 1471, le jeune moine copiste Jean de Woëvre datait son travail sur un manuscrit latin de la bibliothèque de l'abbaye de Clairvaux. Ce jeune cistercien de 27 ans prit en note pour son propre compte, sur des cahiers de papier, des extraits de certains textes et notamment les lettres de deux amants qui constituent la fin de son travail. Jean de Woëvre était un copiste soigneux Il a noté V (vir) pour les lettres attribuées à un homme et M (mulier) pour celles attribuées à une femme. Mais ce recueil de documents, codex 1452 de la bibliothèque municipale de Troyes, est resté en l'état et n'a jamais franchi l'étape de l'édition imprimée.                                                                                            Clairvaux aujourd'hui
                                                                                                                             

1974. Il a fallu attendre 1974 pour que l'allemand Ewald Könsgen publie une précieuse édition latine critique. "Epistolae duorum amantium" Leyde 1974. E Könsgen attribue des numéros à chacune des lettres de 1 à 113. Son analyse des sources et du style l'amène à situer leur rédaction dans la première moitié du XIIème siècle. Il considère que ces lettres sont l'oeuvre d'un couple "ressemblant" à Héloïse et Abélard. A la différence des lettres de la "correspondance", ces dernières ne comportent aucune indication ni de lieu, ni de date, ni de noms des auteurs ni d'un quelconque personnage du XIIème siècle.

1999. Le médiéviste australien Constant Mews, présent en 2001 au Pallet, reprend le dossier et publie en 1999 "The love lost letters of Heloise et Abelard" Les lettres d'amour perdues d'Héloïse et Abélard, avec la traduction anglaise et franchit le pas. Un riche faisceau d'indices lui permet de défendre l'idée que les deux amants ne sont autres qu'Héloïse et Abélard.
Constant Mews

2005. Sylvain Piron publie à la NRF la traduction française "Lettres des deux amants, attribuées à Héloïse et Abélard"  accompagnée du texte latin et de toute une argumentation de telle sorte que la  balance des preuves paraît ainsi clairement pencher d'un côté. Peter von Moos en 2003 avait pourtant pris le contre-pied de tous les travaux antérieurs. Guy Lobrichon, "Héloïse, l'amour et le savoir," Paris en 2005 décide de laisser la question ouverte. Sylvain Piron prendra position et conclura néanmoins: " Les lettres,  en effet, leur vont comme un gant !"

Quelques précisions

Les dates
Nous disions en introduction que ces lettres avaient pu être rédigées, selon Sylvain Piron, entre l'automne 1114 où serait à placer le début de la correspondance. Abélard écrit en effet dans sa "lettre à un ami", après son départ de Laon, qu'il va reprendre son enseignement:

Je revins donc quelques jours après à Paris ; je repris possession des écoles qui m'étaient offertes, auxquelles j'étais appelé depuis si longtemps, et dont j'avais été expulsé : je les occupai tranquillement pendant quelques années.

et la découverte de leur liaison au printemps 1116.
Il nous arriva donc ce que les poètes racontent de Mars et de Vénus, quand ils furent surpris. Peu après, la jeune fille sentit qu'elle était mère, et elle me l'écrivit aussitôt avec des transports d'allégresse, me consultant sur ce qu'elle devait faire,

Le contenu
Un débat amoureux qui est inséparablement un débat savant sur l'amour.
Le débat s'arrête au moment de la fuite d'Héloïse vers les terres du Pallet. On ne trouvera donc aucun écho du débat sur le mariage, ni sur la vie menée après le mariage secret, la prise d'habit d'Héloïse, à plus forte raison sur la castration d'Abélard vers 1117 etc..

Le style
Le style est poétique et imagé. L'émotion, les sentiments affleurent en permanence dans un dialogue de haute tenue littéraire. Les références aux grands auteurs latins et à la bible ne manquent pas. On chercherait en vain l'expression et les mots d'un érotisme vulgaire.
"Anonymes, les "Lettres des deux amants" forment un document littéraire remarquable dont la seule force expressive suffirait à subjuguer le lecteur. Elles se lisent à la façon d'un roman épistolaire dont les épisodes se succèdent en des moments de plus ou moins grande intensité, entrecoupés de rupture et de réconciliations et qui semble s'achever dans le malentendu et le séparation." Sylvain Piron, Lettres des deux amants"  p. 9

 

Quelques extraits
1 M
A l'amour de son coeur, dont le parfum surpasse en douceur tous les aromates, celle qui est sienne de coeur et de corps; que la verdeur de la félicité éternelle vienne aux fleurs de ta jeunesse qui se fanent.
... porte-toi bien, salut de ma vie.

2 V
A la joie singulière et à l'unique réconfort d'un esprit las, celui dont la vie sans toi est une mort : que t'offrit de plus que lui-même, de tout son coeur et de toute son âme ?
 Adieu ma lumière, adieu; je voudrais mourir pour toi.

25 M
A son trésor incomparable, plus délectable de toutes les délices du monde : une félicité sans fin et une santé sans défaillance.
Ce qu'est l'amour et ce dont il est capable, je l'ai naturellement observé moi aussi en considérant attentivement la ressemblance de nos comportements et de nos intérêts; ressemblance par laquelle se forment principalement les amitiés et qui, une fois reconnue, conduit à t'offrir en échange la réciprocité de l'amour  et à t'obéir en toutes choses...
Aussi mon cher, veuille ne pas être rare auprès d'une amie si fidèle. Jusqu'à présent j'ai pu le supporter tant bien que mal. Mais désormais, lorsque je suis privé de ta présence, émue par le chant des oiseaux et les fleurs des bois je ma languis de ton amour; tout cela me réjouirait évidemment si je pouvais jouir de ta conversation et de ta présence autant que je le veux.

Que Dieu m'accorde ce que je désire pour toi. Porte-toi bien.

26 V
A son aimée encore inconnue et qui reste à connaître plus intimement, le jeune homme qui brûle intérieurement d'approfondir la connaissance d'un si grand bien ...
Que ton coeur est fécond de douceurs, comme tu resplendis d'une beauté immaculée, ô corps plein de sève. ô parfum ineffable que le tien; dévoile ce que tu caches, révèle ce que tu gardes dissimulé, que jaillisse enfin cette douceur de tes douceurs surabondantes que tout ton amour déverse sur moi ses richesses, ne tiens plus rien caché à ton serviteur le plus dévoué car je crois que rien ne s'est passé tant que je vois qu'il reste quelque chose à dévoiler. D'heure en heure je suis plus étroitement attaché à toi comme le feu qui consume le bois se fait d'autant plus dévorant que son aliment est abondant.
Tu brilles d'une lumière perpétuelle et d'un éclat impérissable, immortellement.
Porte-toi bien !
Lettres des deux amants" attribuées à Héloïse et Abélard, traduites et présentées par Sylvain Piron, Gallimard 2005

102 M
Toi le plus aimé et le plus cher à mon coeur, le mieux fait pour mon amour et le plus conforme à mon voeu je souhaite de toute l'intention de mon coeur que tu te portes toujours bien et que tu vives toujours dans la douceur.
Ce que j'ai de plus précieux, je te le donne : moi-même, ferme dans la foi et dans l'amour, inébranlable dans le désir de toi et jamais changeante.
Porte-toi bien, réjouis-toi et que rien ne t'offense ni ne me blesse à travers toi.

106 V
Il n'est rien de pis qu'un homme sans raison béni par la fortune. Maintenant pour la première fois, je reconnais ma bonne fortune passée, j'ai le loisir de songer aux temps heureux, car l'espoir m'a quitté. Je ne sais s'il reviendra jamais. Je paie le prix de ma sottise, car ce bien que je n'ai pas su retenir comme il le méritait, ce bien dont j'étais parfaitement indigne, je suis en train de la perdre. Il s'envole ailleurs, il m'abandonne, car il reconnaît que je suis indigne de le posséder.
Porte-toi bien.

112 a M
Là où se trouvent l'amour et l'affection, leur exercice y est toujours ardent.
Je suis déjà lasse et je ne peux te répondre, car tu prends les choses douces pour des fardeaux et en cela tu attristes mon esprit
Porte-toi bien !
 

Résumons

Nous n'oublions pas que, malgré tous les arguments savamment exposés dans le livre de 2005 de Sylvain Piron, l'attribution de ces "lettres des deux amants" à Abélard et Héloïse reste une hypothèse qui divise les spécialistes; mais en citant Georges Minois nous pouvons néanmoins conclure :

"Le maître, philosophe renommé, entretient une liaison amoureuse avec une jeune fille, quel que soit son âge, qui est son élève; pendant plus d'un an ils se voient régulièrement et échangent des dizaines de lettres. Au début leur amour se nourrit de conversations philosophiques; l'élève est éblouie par l'habileté du maître, et fière d'être jugée digne d'avoir avec lui des débats intellectuels. Cela ne suffit pas au maître qui veut aussi posséder physiquement son élève.
Il la harcèle et elle finit par céder sous la contrainte. Leur relation ensuite se détériore; elle est ponctuée par des désaccords et des réconciliations; ils s'aiment toujours mais éprouvent tous deux un certain malaise, fait de remords et de regrets, aboutissant à une nouvelle séparation.
La suite c'est Abélard qui la raconte dans son autobiographie."
Héloïse est enceinte !

Georges Minois, Abélard, Héloïse et Bernard,
Passion, raison et religion au Moyen Âge; p. 181

Une vidéo de 2' 57" , le 4 mars 2005.
Au Moulin d'Andé, dans l'Eure, Sandrine TREINER et Olivier Barrot présentent leur lecture des "Lettres des deux amants", correspondance intime d'Héloïse et Abélard. Ils liront chacun un extrait de l'oeuvre:
 https://www.ina.fr/video/2786886001/heloise-et-abelard-lettres-des-deux-amants-video.html

Suite des échanges en 2013

En 2013, c’est à David LUSCOMBE de publier un imposant volume qui propose enfin une édition critique de la correspondance d’Héloïse et Pierre Abélard, avec une traduction anglaise. 

The letter Collection of Peter Abelard and Heloise, ed. et trad. David LUSCOMBE, Oxford, Clarendon Press, (Oxford medieval Texts), 2013

En 2014, Sylvain PIRON s’intéressera à cette publication et nous donnera un article d’une dizaine de pages dans :
 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01160628/document
Cahiers de Civilisation Médiévale, 57, 2014, p. 337 – 342
 

Sylvain PIRON constate d’abord que le travail de D. LUSCOMBE s’appuie sur un examen complet de la tradition textuelle. Il rend hommage à l’auteur qui a rendu un service remarquable aux médiévistes du monde entier en produisant une édition critique qui rend lisible toutes les variantes des principaux témoins.

En revanche S. PIRON ne ménage pas ses critiques sur certaines positions de D. LUSCOMBE qui proviennent d’une « vision surdéterminée par des préjugés » qu’il qualifie de « contestables. » Par exemple, bien que connaissant le manuscrit de Troyes (T 802), D. LUSCOMBE considère que c’est avec la lettre VIII d’Abélard et l’envoi de la règle (volumineuse !) que lui a demandée Héloïse que s’achève le dossier de la Correspondance : « cette circonscription de la correspondance énoncée de façon affirmative, dès le départ n’est jamais mise en examen… La présence de la règle comme point d’aboutissement de la collection permet de lire ce dialogue   comme un cheminement tourné vers la conversion d’Héloïse à la vie religieuse dans lequel Abélard obtient un rôle de maître.»

On sait que, dans le manuscrit de Troyes, on trouve après la règle cinq autres documents dont le premier est « Institutiones nostrae ». Ce dernier, lourd de sens, écrit par Héloïse, devient alors le centre de tout le dossier. Cette interprétation faisant d’Héloïse la fondatrice de l’ordre du Paraclet sera confirmée en 2019 par Jacques DALARUN. Voir ci-dessus.

Autre critique qui ne surprendra pas, c’est celle sur le regard porté par D. LUSCOMBE concernant les « Epistolae duorum amantium » dont S. PIRON était l’éditeur en 2005. Ces lettres, aux dires de S. PIRON, reçoivent dans l’introduction un « traitement sommaire ». « On peut cependant regretter, dit-il, la façon dont sont présentés les arguments favorables à leur attribution à Héloïse et Abélard et les éléments de réfutation avancés contre cette   proposition. La disposition des arguments qui laisse entendre que l’affaire a été tranchée par la négative est loin d’être satisfaisante. »

 

Un nouvel article, en 2018, de Sylvain Piron

Dans la revue CLIO, "Femmes, Genre, Histoire", Le genre des émotions,47/2018, Sylvain PIRON, "L'éducation sentimentale d'Héloïse." p. 155-166

L'auteur, Sylvain PIRON, (que nous connaissons : voir ci-dessus) est Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). "Il propose une vision plurielle de l'histoire intellectuelle médiévale en étudiant aussi bien les débats scolastiques que les pensées étrangères au monde universitaire. Etc."

Le lien ci-dessous donne accès seulement à un résumé et un aperçu de son article.
Pour introduire à "L'Education sentimentale d'Héloïse", Sylvain PIRON va utiliser à la fois le dossier "Correspondance" dont personne désormais ne conteste l'authenticité, dossier composé vers 1132, et les "lettres des deux amants", EDA, dont il a été le premier traducteur et qui s'inscrit dans le déroulement d'une histoire prise sur le vif vers 1114-1116. Il commencera néanmoins par un panorama des "correspondances de femmes au début du XIIème siècle" puis il décrira une communauté d'expression des sentiments aussi bien dans les écoles cathédrales que sous les cloîtres. Il en vient enfin  au coeur de son sujet : Les différences d'expression entre les deux correspondants des EDA , l'homme et la femme. C'est bien là que se découvre l'éducation sentimentale d'Héloïse.
https://journals.openedition.org/clio/14259

Ce second lien permet le nécessaire accès aux 11 pages de l'article. Cet accès est payant (3 euros à CAIRN).
https://www.cairn.info/revue-clio-femmes-genre-histoire-2018-1-page-155.htm

 

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