Avant propos La correspondance entre Abélard et Héloïse comprend deux groupes de lettres, découvertes et mises à la disposition des lecteurs à des périodes bien différentes: A - Le premier groupe qui porte habituellement le nom même de "Correspondance" comprend 8 documents. dont la fameuse "historia calamitatum" "Histoire de mes malheurs", très longue autobiographie intitulée par Abélard lui-même : "Lettre à un ami". Ces documents ont été "découverts" par Jean de Meung vers 1290, traduits du latin en français pour la première fois par ce même Jean de Meung et commentés dans "le roman de la rose". Leur authenticité n'a jamais été mise en doute du XIIIème jusqu'au milieu du XIXème siècle. Cette correspondance latine aurait été rédigée entre 1132 et 1137. Abélard a 53 ans, il a été moine et abbé à St-Gildas de Rhuys et Héloïse abbesse du Paraclet. Ce sont donc des récits rédigés longtemps après les faits, pour parler clair, longtemps après leur période proprement amoureuse. B - Le second groupe, toujours en latin, s'intitule "ex epistolis duorum amantium" "Lettres des deux amants". La première mention concernant ce document est datée précisément du 23 juillet 1471. C'est une information qui nous est fournie par le jeune lettré cistercien Jean de Woevre lui-même, pour dater son travail de copiste d'un manuscrit, à la bibliothèque de Clairvaux. Mais c'est seulement en 2005 que Sylvain PIRON fournira aux lecteurs français la première traduction française de ce manuscrit. Il publiera chez Gallimard ces 113 lettres, 65 écrites par un homme et 48 par une femme, auxquelles il donnera le titre suivant : "Lettres des deux amants, attribuées à Héloïse et Abélard". Il y joindra le texte latin. On peut, si l'attribution est
exacte, dater la rédaction de
ces lettres entre 1114 et 1116. Abélard a 35 ans. Il est revenu
enseigner à Paris, au cloître Notre-Dame après s'être fâché avec
Anselme de Laon qu'il était aller écouter. Il est devenu follement amoureux
d'Héloïse mais le chanoine Fulbert, l'oncle d'Héloïse, ne s'est
encore aperçu de rien. |
A - Correspondance
Les lettres regroupées
sous le nom de "Correspondance" et connues depuis la découverte
de Jean de Meung vers 1290, sont au nombre de huit. On
trouvera l'intégrale des ces huit lettres en allant sur
"oeuvres et correspondance".
Authenticité
Les documents
Acte I. "Lettre à un ami" - ou
"Histoire de mes malheurs". 146 k. C'est un petit traité du
genre littéraire de la consolation et a pour but de rappeler les
faits : l'autobiographie d'Abélard. De sa naissance au Pallet, à
l'abbaye de Saint Gildas de Rhuys près de Vannes. je suis originaire d'un
bourg situé à l'entrée de la Bretagne
à huit milles environ de Nantes, vers l'est, et
appelé le Pallet. Si je dois à la vertu de ma terre et de ma
lignée certaine légèreté d'esprit, j'en reçus en même temps le
goût de la culture littéraire. Mon père, avant de ceindre le
baudrier du soldat, avait quelque teinture des lettres ; et,
plus tard, il se prit pour elles d'une telle passion, qu'il
voulut que tous ses fils fussent instruits des lettres avant de
l'être du métier des armes. Et ainsi fut il réalisé. J'étais son
premier né ; plus je lui étais cher à ce titre, plus il s'occupa
de mon instruction. Moi, de mon côté, les progrès que je fis
dans l'étude m'y attachèrent avec une ardeur croissante, et tel
fut bientôt le charme qu'elle exerça sur mon esprit, que,
renonçant à l'éclat de la gloire des armes, à ma part
d'héritage, à mes privilèges de droit d'aînesse, j'abandonnai
définitivement la cour de Mars pour me réfugier dans le sein de
Minerve. Il y avait dans la ville même de Paris une jeune fille nommée Héloïse, nièce d'un chanoine appelé Fulbert, lequel, dans sa tendresse, n'avait rien négligé pour la pousser dans l'étude de toute science des lettres. Physiquement, elle n'était pas des plus mal ; par l'étendue du savoir, elle était des plus distinguées. Plus cet avantage de l'instruction est rare chez les femmes, plus il ajoutait d'attrait à cette jeune fille : aussi était elle déjà en grand renom dans tout le royaume. La voyant donc parée de tous les charmes qui attirent les amants, je pensai qu'il serait agréable de nouer avec elle une liaison amoureuse, et je crus que rien ne serait plus facile.
Acte II.
26 K.
Héloïse accuse Abélard de n'avoir pensé qu'à satisfaire sa libido en la
séduisant et de l'avoir ensuite abandonnée alors qu'elle l'aime
toujours. Pourtant, tu as passé sous silence la plupart de celles (lettres) qui me faisaient préférer l'amour au mariage, et la liberté au lien. J'en prends Dieu à témoin : Auguste même, le maître du monde, eût‑il daigné demander ma main et m'assurer à jamais l'empire de l'univers, j'aurais trouvé plus doux et plus noble de conserver le nom de courtisane auprès de toi que de prendre celui d'impératrice avec lui!
Acte III.
20 K.
Abélard répond d'une façon vague
et détachée en bredouillant une mauvaise excuse : Je croyais que
tu étais assez forte pour te débrouiller toute seule ! A Héloïse, sa soeur bien‑aimée dans le Christ, Abélard son frère en Lui Depuis que nous avons abandonné le siècle pour nous réfugier en Dieu, il est vrai que je ne t'ai encore écrit ni pour consoler ta douleur ni pour t'exhorter au bien. Pourtant, ce mutisme n'est pas dû à la négligence, mais à la très grande confiance que j'ai en ta sagesse. Je n'ai pas cru que de tels secours te fussent nécessaires : la grâce divine te comble en effet avec tant d'abondance de ses dons que tes paroles et tes exemples sont capables d'éclairer les esprits dans l'erreur, de fortifier les pusillanimes, de réconforter les tièdes, comme naguère ils le firent. Acte IV. 30 K. Héloïse n'y tient plus ! Elle exprime la violence de son désir sexuel et accuse Dieu de les avoir injustement condamnés, alors qu'ils étaient légitiment mariés. D'autant que ces voluptés chères aux amants que nous avons goûtées ensemble me furent douces et que je ne peux ni les détester, ni les chasser de ma mémoire. Où que je me tourne, elles s'imposent à mes yeux avec les désirs qui les accompagnent. Même quand je dors elles ne m'épargnent pas leurs illusions. En pleine solennité de la messe, lorsque la prière doit être plus pure, les représentations obscènes de ces voluptés captivent totalement mon âme si bien que je m'abandonne plus à ces turpitudes qu'à la prière. Alors que je devrais gémir des fautes commises, je soupire plutôt après les plaisirs perdus.
Acte V. 59 k. Abélard
piqué au
vif fait son autocritique et accepte son châtiment qu'il
qualifie de salutaire. Désormais il ne peut plus forniquer et
Héloïse a gagné dans l'affaire un meilleur mari : Dieu lui-même
! Acte VI. 57 K. Héloïse capitule à son tour. Elle renonce à ses pensées obscènes et décide de se consacrer exclusivement au service de sa communauté. La morale est sauve ! Acte VII. 126 k. Abélard fait une longue description de la vie religieuse féminine. Acte VIII. 8 K. Abélard lui transmet la règle. Importance de cette correspondance Ces lettres ne sont pas
simplement une correspondance amoureuse. Des informations
historiques de première importance nous sont données dans ces
lettres par Abélard
et Héloïse d'abord sur leur vie personnelle, comme pour Abélard
l'entrée en religion de son père, puis de sa mère, son périple
éducatif à travers l'Ile de France. Etc. Plus intéressant encore est ce que nous apprenons de cette liaison amoureuse nouée secrètement quinze ans plus tôt entre la jeune et brillante élève, Héloïse, et le professeur à la réputation reconnue dans tout le monde intellectuel parisien. Le refus du mariage professé par Héloïse. Le mariage secret imposé par Abélard, et l'entrée d'Héloïse, sur ordre d'Abélard, au monastère d'Argenteuil. Pour terminer, la fin tragique de cette histoire d'amour: Abélard, mutilé et castré, une nuit, par les sbires du chanoine Fulbert. La date, bien que tardive, de rédaction de cette correspondance, entre 1132 et 1137, fait qu'on y apprendra rien, ni du concile de Sens et du conflit avec Bernard de Clairvaux, ni des dernières années d'Abélard. |
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5505181j/f339.image.r=Dialogus%20inter.langFR
Fichier Pdf Problemata, latin. |
"Lettres des deux amants" attribuées à Héloïse et Abélard, traduites et présentées par Sylvain Piron, Gallimard 2005
Retour sur l'authenticité de cette "Correspondance".
Les
"éléments positifs" d'authenticité dont nous ne
disposions pas au début de cette page, nous les avons
trouvés dans : Jacques DALARUN,
"Modèle monastique", CNRS Editions, août 2019, chapitre
VII, Abélard,
Héloïse, le Paraclet. 37
pages hautement techniques. "Le manuscrit de Troyes, écrit J. Dalarun, révèle mieux que tout autre que la définition de la vie religieuse est le point de mire de la Correspondance.Mais à un degré supérieur, le point de mire de la Correspondance dans le manuscrit de Troyes, ce sont nos Institutions."
Pour
conclure sur l'authenticité nous pouvons dire avec J. Dalarun :
"L'Abélard de la Correspondance doit plus que jamais
être confondu avec l'Abélard de l'histoire". |
B - Lettres des deux amants Retour historique
En
introduction nous disions plus haut que le 23
juillet 1471, le jeune moine copiste Jean de Woëvre
datait son travail sur un manuscrit latin de la
bibliothèque de l'abbaye de Clairvaux.
Ce jeune
cistercien de 27 ans prit en note pour son propre
compte, sur des cahiers de papier, des extraits de
certains textes et notamment les lettres de deux amants
qui constituent la fin de son travail. Jean de Woëvre
était un copiste soigneux Il a noté V (vir) pour les
lettres attribuées à un homme et M (mulier) pour celles
attribuées à une femme. Mais ce recueil de documents,
codex 1452 de la bibliothèque municipale de Troyes, est
resté en l'état et n'a jamais franchi l'étape de l'édition imprimée.
Clairvaux aujourd'hui 1974. Il a fallu attendre 1974 pour que l'allemand Ewald Könsgen publie une précieuse édition latine critique. "Epistolae duorum amantium" Leyde 1974. E Könsgen attribue des numéros à chacune des lettres de 1 à 113. Son analyse des sources et du style l'amène à situer leur rédaction dans la première moitié du XIIème siècle. Il considère que ces lettres sont l'oeuvre d'un couple "ressemblant" à Héloïse et Abélard. A la différence des lettres de la "correspondance", ces dernières ne comportent aucune indication ni de lieu, ni de date, ni de noms des auteurs ni d'un quelconque personnage du XIIème siècle.
1999.
Le médiéviste australien Constant Mews, présent en 2001
au Pallet, reprend le dossier et publie en 1999 "The
love lost letters of Heloise et Abelard" Les
lettres d'amour perdues d'Héloïse et Abélard, avec la
traduction anglaise et franchit le pas. Un riche
faisceau d'indices lui permet de défendre l'idée que les
deux amants ne sont autres qu'Héloïse et Abélard. 2005. Sylvain Piron publie à la NRF la traduction française "Lettres des deux amants, attribuées à Héloïse et Abélard" accompagnée du texte latin et de toute une argumentation de telle sorte que la balance des preuves paraît ainsi clairement pencher d'un côté. Peter von Moos en 2003 avait pourtant pris le contre-pied de tous les travaux antérieurs. Guy Lobrichon, "Héloïse, l'amour et le savoir," Paris en 2005 décide de laisser la question ouverte. Sylvain Piron prendra position et conclura néanmoins: " Les lettres, en effet, leur vont comme un gant !" |
Quelques précisions
Les dates et la découverte de leur liaison
au printemps 1116.
Le contenu
Le style
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Quelques extraits 1 M A l'amour de son coeur, dont le parfum surpasse en douceur tous les aromates, celle qui est sienne de coeur et de corps; que la verdeur de la félicité éternelle vienne aux fleurs de ta jeunesse qui se fanent. ... porte-toi bien, salut de ma vie.
2 V 25 M 26 V 102 M 106 V 112 a M |
Résumons Nous n'oublions pas que, malgré tous les arguments savamment exposés dans le livre de 2005 de Sylvain Piron, l'attribution de ces "lettres des deux amants" à Abélard et Héloïse reste une hypothèse qui divise les spécialistes; mais en citant Georges Minois nous pouvons néanmoins conclure : "Le maître, philosophe renommé,
entretient une liaison amoureuse avec une jeune fille,
quel que soit son âge, qui est son élève; pendant plus
d'un an ils se voient régulièrement et échangent des
dizaines de lettres. Au début leur amour se nourrit de
conversations philosophiques; l'élève est éblouie par
l'habileté du maître, et fière d'être jugée digne
d'avoir avec lui des débats intellectuels. Cela ne suffit
pas au maître qui veut aussi posséder physiquement son
élève. Georges Minois,
Abélard, Héloïse et Bernard, Une
vidéo de 2' 57" , le 4 mars 2005. Suite des échanges en 2013
En
2013, c’est
à David LUSCOMBE de publier un imposant volume qui
propose enfin une édition critique de la correspondance
d’Héloïse et Pierre Abélard, avec une traduction
anglaise. Sylvain PIRON constate d’abord que le travail de D. LUSCOMBE s’appuie sur un examen complet de la tradition textuelle. Il rend hommage à l’auteur qui a rendu un service remarquable aux médiévistes du monde entier en produisant une édition critique qui rend lisible toutes les variantes des principaux témoins. En revanche S. PIRON ne ménage pas ses critiques sur certaines positions de D. LUSCOMBE qui proviennent d’une « vision surdéterminée par des préjugés » qu’il qualifie de « contestables. » Par exemple, bien que connaissant le manuscrit de Troyes (T 802), D. LUSCOMBE considère que c’est avec la lettre VIII d’Abélard et l’envoi de la règle (volumineuse !) que lui a demandée Héloïse que s’achève le dossier de la Correspondance : « cette circonscription de la correspondance énoncée de façon affirmative, dès le départ n’est jamais mise en examen… La présence de la règle comme point d’aboutissement de la collection permet de lire ce dialogue comme un cheminement tourné vers la conversion d’Héloïse à la vie religieuse dans lequel Abélard obtient un rôle de maître.» On sait que, dans le manuscrit de Troyes, on trouve après la règle cinq autres documents dont le premier est « Institutiones nostrae ». Ce dernier, lourd de sens, écrit par Héloïse, devient alors le centre de tout le dossier. Cette interprétation faisant d’Héloïse la fondatrice de l’ordre du Paraclet sera confirmée en 2019 par Jacques DALARUN. Voir ci-dessus. Autre critique qui ne surprendra pas, c’est celle sur le regard porté par D. LUSCOMBE concernant les « Epistolae duorum amantium » dont S. PIRON était l’éditeur en 2005. Ces lettres, aux dires de S. PIRON, reçoivent dans l’introduction un « traitement sommaire ». « On peut cependant regretter, dit-il, la façon dont sont présentés les arguments favorables à leur attribution à Héloïse et Abélard et les éléments de réfutation avancés contre cette proposition. La disposition des arguments qui laisse entendre que l’affaire a été tranchée par la négative est loin d’être satisfaisante. »
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Un nouvel
article, en 2018, de Sylvain Piron Ce second lien permet le
nécessaire accès aux 11 pages de l'article. Cet
accès est payant (3 euros à CAIRN). |