Abélard a le coeur enflé d'une
vaine science et se vante de son crédit en cour de Rome;
saint Bernard engage le souverain Pontife à faire usage
de son autorité pour réprimer ces sentiments.
A leur très
révérend seigneur et très aimable père Innocent,
souverain Pontife par la grâce de Dieu, Samson,
archevêque de Reims, Josselin, évêque de Soissons,
Geoffroy, évêque de Châlons-sur-Marne, et Alvise, évêque
d'Arras, hommage volontaire de la soumission qui lui est
due.
1. Les nombreuses affaires auxquelles
vous devez prêter l'oreille nous forcent à vous exposer
en peu de mots une affaire très longue par elle-même
dont l'archevêque de Sens vous a déjà pleinement
entretenu par lettre. Pierre Abélard travaille à
détruire la vérité de la foi en soutenant que la raison
humaine est capable de comprendre Dieu dans toute son
étendue. Il plonge ses regards jusque dans les
profondeurs des cieux et des abîmes, car il n'est rien
qu'il ne scrute au ciel ou dans les enfers. Il est grand
à ses propres yeux et dispute de la foi contre la foi;
c'est un homme prétentieux et bouffi d'orgueil à. qui la
majesté de Dieu même n'impose aucune réserve, un
véritable artisan d'hérésies. Il a fait autrefois un
livre sur la Trinité, qu'un légat du saint Siège a
trouvé rempli d'erreurs et qu'il a condamné au feu. Il
est dit : Malheur à celui qui relève les murs de Jéricho
! Or, ce livre renaît de ses cendres, et avec lui
ressuscitent de nombreuses hérésies qu'on avait crues
mortes et que beaucoup voient reparaître. La doctrine
qu'il renferme, telle qu'un cep aux vigoureux sarments,
s'étend jusqu'à la mer et déjà même a poussé ses
bourgeons jusqu'à Rome où Abélard se vante que son livre
a trouvé bon accueil et compte des partisans même parmi
les membres de la cour romaine. Voilà ce qui encourage
et redouble sa fureur.
2. Aussi quand l'abbé de Clairvaux, dans
son zèle pour la foi et la justice, le pressait de ses
arguments en présence des évêques assemblés, au lieu de
s'expliquer, il récusa le tribunal et le. juge qu'il
avait choisis lui-même et en appela à Rome, bien qu'il
ne pût se plaindre qu'on lui eût fait le moindre tort ou
causé le moindre ennui; mais c'était pour lui le moyen
de prolonger le mal. De leur côté, les évêques qui
s'étaient assemblés pour cette affaire s'abstinrent, par
déférence pour votre autorité, de rien faire contre sa
personne et se contentèrent de censurer les passages de
ses livres qui étaient condamnés d'avance par les Pères
de l'Église. La crainte de voir le mal s'étendre
davantage les contraignit d'en user ainsi; mais, comme
le nombre de ses adhérents grossit de jour en jour et
que tout un monde de partisans embrasse ses erreurs, il
est urgent que vous apportiez vous-même un prompt remède
au mal, si vous ne voulez pas ne songer à le guérir
qu'après que de trop longs retards l'auront rendu
incurable (Ovid., liv. I, des Remèdes de l'amour). Nous
avons conduit cette affaire aussi loin que nous avons
osé le faire; c'est à vous maintenant, Très-Saint Père,
d'empêcher que la beauté de l'Église ne soit flétrie
sous votre pontificat, par le souffle de l'hérésie. Le
Christ vous a confié son Épouse comme à son ami, c'est à
vous de la remettre pure et sans tache entre les mains
de Celui de qui vous l'avez reçue.