1. Mes seigneurs et mes pères, Dieu sait toute la
confusion que j'éprouve en me voyant contraint, malgré
mon néant, d'attirer votre attention sur un sujet dont
l'importance intéresse l'Église entière ; mais puisque
vous gardez le silence, de même que tous ceux pour qui
c'était en pareille circonstance un devoir de parler, je
le romps et c'est à vous que je m'adresse. On porte à la
foi sur laquelle reposent nos communes espérances, des
coups redoutables; on tend à la corrompre, cependant
personne n'essaie de parer les attaques dirigées contre
elle, personne même n'élève la voix pour la défendre; et
pourtant Jésus-Christ a versé tout son sang pour nous la
donner, les apôtres et les martyrs ont répandu jusqu'à
la dernière goutte du leur pour la défendre; les Pères
et les Docteurs de l'Église ont consacré leurs travaux
et leurs veilles à l'affermir et à la transmettre sans
tache et sans souillure à nos siècles dépravés; à ces
pensées je me sens l'âme rongée de chagrin, mon
coeur se brise, et, dans ma douleur, je veux au moins
dire quelques mots en faveur de cette foi pour laquelle
je verserais volontiers jusqu'à la dernière goutte de
mon sang si cela était nécessaire. Ne croyez pas qu'il
ne s'agisse que d'attaques sans portée. Il n'est
question de rien moins que du mystère de la sainte
Trinité, de la personne de notre divin Médiateur, et de
celle du Saint-Esprit, de la grâce de Dieu et du
sacrement de notre rédemption. Pierre Abélard
recommence à professer et à publier des nouveautés : ses
livres passent les mers et traversent les Alpes, ses
nouveautés en matière de foi et ses nouveaux dogmes se
répandent dans les provinces et les royaumes, on les
publie, on les soutient librement partout, c'est au
point qu'on prétend qu'il, comptent des partisans même à
la cour de Rome. Je vous le dis, votre silence est aussi
dangereux pour vous que pour l'Église de Dieu. Nous ne
comptons pour rien les atteintes portées à la foi,
quoique ce ne soit que par elle que nous nous soyons
renoncés nous-mêmes, et nous voyons avec indifférence
les coups dirigés contre Dieu, dès qu'ils ne le sont
point contre nous. Je vous en avertis, le mal n'est
encore qu'à sa naissance, mais si vous ne le tranchez
dans sa racine, il ne tardera pas à s'accroître et à
devenir semblable au basilic, que nul enchantement ne
peut plus maîtriser. Laissez-moi vous dire pourquoi je
m'explique ainsi.
2. Dernièrement le hasard fit tomber sous
mes yeux un opuscule de, cet homme, ayant pour titre:
Théologie de Pierre Abélard. J'avoue que ce titre piqua
ma curiosité et me fit lire cet ouvrage. J'en avais deux
exemplaires à peu prés semblables, sauf quelques
développements qui manquaient dans l'un et se trouvaient
tout au long dans l'autre. Comme j'y ai trouvé plusieurs
choses qui m'ont particulièrement choqué, je les ai
notées en ajoutant les raisons pour lesquelles elles
m'avaient blessé; je vous envoie mes remarques et mes
notes avec les livres eux-mêmes, afin que vous jugiez si
j'ai eu raison d'être choqué de ce que dit l'auteur. Les
termes insolites dont il fait usage dans les choses de
la foi, et le sens tout à fait nouveau pour moi qu'il
donne aux expressions reçues, ont jeté un tel trouble
dans mon esprit que, n'ayant personne à qui m'en ouvrir,
je n'ai vu due vous à qui m'adresser en cette occasion
et confier la cause de Dieu et de l'Église. Cet auteur
vous craint et vous redoute; si vous fermez les yeux sur
ses écrits, je ne vois pas qui peut lui imposer. A quels
excès ne se laissera-t-il pas aller, s'il ne craint plus
personne ? L'Église ayant vu la mort lui enlever presque
tous les maîtres de la saine doctrine, cet ennemi
domestique la prend au dépourvu en fondant sur
elle, et profite de la pénurie de docteurs où il la
trouve, pour s'arroger, dans son sein, l'autorité de
ceux qui lui manquent. Traitant l'Écriture sainte comme
il a traité la dialectique, il la remplit de ses
inventions, il y sème ses nouveautés que chaque année
voit renaître sous un nouvel aspect. Au lieu de prendre
la foi pour guide, il s'en fait le censeur, il se permet
de la redresser, au lieu de se soumettre à ses décrets.
3. Voici la liste des propositions que
j'ai extraites de ses oeuvres dans la pensée de vous les
soumettre: 1° Il définit la foi: le sentiment des choses
invisibles. 2° Il dit que les noms de Père, Fils et
Saint-Esprit sont impropres en Dieu et ne servent qu'à
rendre la plénitude du souverain bien. 3° Le Père est la
toute-puissance, le Fils une certaine puissance, et le
Saint-Esprit n'est point une puissance. 4° Le
Saint-Esprit n'est pas consubstantiel au Père et au Fils
comme le Fils l'est au Père. 5° Le Saint-Esprit est
l'âme du monde. 6° Nous pouvons vouloir le bien et le
faire par les seules forces du libre arbitre sans le
secours de la grâce. 7° Ce n'est pas pour nous délivrer
de la servitude du démon que le Christ s'est incarné et
qu'il a souffert la mort. 8° Jésus-Christ, Dieu et
homme, n'est pas une des trois personnes de la sainte
Trinité. 9° Au sacrement de l'autel, la forme de la
substance antérieure demeure dans l'air. 10° Le démon
inspire ses suggestions aux hommes par des moyens
physiques. 11° Ce que nous tirons d'Adam ce n'est pas la
coulpe, mais la peine du péché originel. 12° Il n'y a
péché que dans le consentement au péché et le mépris de
Dieu. 13° On ne commet aucun péché par la concupiscence,
la délectation ou l'ignorance; il n'y a pas de péché en
cela, mais seulement un fait naturel.
4. Il m'a semblé que je devais extraire
ces propositions des livres d'Abélard pour les mettre
sous vos yeux, afin de réveiller votre zèle et de vous
convaincre que je ne me suis pas ému sans raison en les
lisant; et même avec la grâce de celui entre les mains
duquel sont nos personnes et nos discours, je me
permettrai de les réfuter ainsi que quelques autres qui
en dépendent, sans me préoccuper de vous charmer par mon
style, pourvu que je vous plaise par l'exposé de ma foi.
J'espère, en vous montrant que ces propositions ne m'ont
que trop justement ému, vous émouvoir à votre tour, et
vous inspirer le courage, pour sauver la tête, de
sacrifier, s'il le faut, un pied, une main ou même un
oeil, comme on pourrait appeler cet homme pour lequel
j'ai ressenti autrefois une bien grande affection et que
je voudrais pouvoir aimer encore; je prends Dieu même à
témoin de ce que je vous écris là, mais dans une
pareille doctrine il n'y a plus pour moi ni prochain, ni
ami. Puisqu'il s'est dévoilé lui-même en rendant ses
erreurs publiques, il ne saurait plus être question
maintenant de chercher à remédier au mal en prenant à
part celui qui en est l'auteur pour le reprendre en
secret. D'ailleurs, j'ai appris que, sans compter les
opuscules qu'il a intitulés le "Oui et le Non" et
"Connais-toi toi-même", il en a composé plusieurs
autres encore dont les titres étranges me font craindre
des doctrines plus étranges encore. On dit, il est vrai,
que ces oeuvres craignent la lumière; toujours est-il
que je les ai fait chercher partout sans pouvoir me les
procurer. Mais revenons à notre sujet.... etc.