Saint-Gildas de Rhuys

Abélard devient abbé bénédictin 1127/1129

Abélard arrive à Saint-Gildas

On peut se demander par quel cheminement Pierre Abélard a pu accepter de devenir abbé de ce monastère au bout du monde, si éloigné de Paris ou de Nogent-sur-Seine et du Paraclet où il demeure depuis 1122/1123. Cet homme si attaché à son métier d'enseignant va du jour au lendemain abandonner ce qu'il aime pour se consacrer à la direction d'une abbaye de moines rebelles et voir se disperser la communauté qu'il a créée au Paraclet. Alors qu'il est déjà âgé de 48/50 ans, qu'est-ce qui va le conduire à s'engager dans cette nouvelle vie ?

Les explications d'Abélard

Abélard s'est donc réfugié au Paraclet dans l'ermitage qu'il s'est construit :
"J'étais, de corps, caché en ce lieu ; mais ma renommée parcourait le monde entier" historia calamitatum

Cependant, il continue d'être l'objet de vives critiques de la part de ses anciens rivaux de Soissons, Albéric et Lotulfe mais aussi de deux religieux, de deux personnalités influentes. Sans les nommer Abélard désigne clairement ceux qu'il appelle les "nouveaux apôtres" : Bernard de Clairvaux et Norbert de Xantem fondateur de l'ordre des Prémontrés, à proximité de Laon. Ce sont de grands prédicateurs, très écoutés !

"Ces hommes, dans leurs prédications à travers le monde, me déchirant sans pudeur de toutes leurs forces, parvinrent à exciter momentanément contre moi le mépris de certaines puissances ecclésiastiques et séculières,"
On le sait, Abélard, qui a des élèves-étudiants nombreux au Paraclet, a gardé un souvenir amer de sa condamnation à Soissons en 1121 où il avait dû brûler en public, de sa propre main, sont traité sur la Trinité. Chaque nouvelle réunion ecclésiastique lui fait craindre qu'on s'acharne de nouveau à extraire quelques phrases de son enseignement pour le faire condamner une nouvelle fois. Par peur, quelques-uns de ses amis le quittent.
"Frappé d'effroi, et comme sous la menace d'un coup de foudre, je m'attendais à être, d'un moment à l'autre, traîné comme un hérétique ou un impur dans les conciles ou dans les assemblées."

Si l'on en croit Abélard, c'est donc pour fuir ce danger qu'il accepte de s'exiler à l'extrême ouest, comme dit-il, saint Jérôme s'est exilé en Orient, à Bethléem, au IVème siècle. Son désarroi est tel qu'il pense même, à certaines heures, partir en pays musulman - sans doute en Espagne - où, croit-il, il sera bien accueilli en raison même de son différend avec les autorités chrétiennes. Illusions ou exagérations littéraires ?
"Jamais, en effet, j'en prends Dieu à témoin, jamais je n'aurais acquiescé à une telle offre, si ce n'eût été pour échapper, n'importe comment, aux vexations dont j'étais incessamment accablé."
 

Une toile de fond politique

Les raisons avancées par Abélard ne disent rien des tractations politiques qui n'ont pas pu ne pas exister pour la nomination d'un maître aussi connu à la tête d'une abbaye bretonne. L'accord du roi Louis VI et celui de  Suger, ancien supérieur d'Abélard à Saint-Denis, ont sans doute été indispensables. Pour ce dernier, Abélard en convient.
 "Le consentement de l'abbé et des frères de Saint-Denis ne fut pas difficile à obtenir."
On se souvient en effet qu'après la fuite à Provins Abélard n'avait pu qu'à grand-peine obtenir la paix avec Suger à la seule condition de ne pas rejoindre une autre abbaye. Thibaud II de Champagne sur les terres duquel Abélard avait été accueilli au Paraclet avait certainement eu son mot à dire. Y a-t-il eu aussi une demande de Conan III, duc de Bretagne, souhaitant  une reprise en main de cette abbaye à la dérive alors qu'à cette date il était devenu allié de Louis VI ? La famille d'Abélard au Pallet n'était-elle pas connue et proche de Conan III ? La suite des évènements le montrera. Les Garlande sont-ils intervenus en sa faveur comme à Provins ou bien, au contraire, la disgrâce d'Etienne de Garlande -1127/1128- ne coïncide-t-elle pas avec l'éloignement d'Abélard en Bretagne ?
C'est tout cela qui, peut-être, se cache sous l'expression d'Abélard "certaines puissances séculières", les unes en sa faveur, les autres contre.
Le choix "unanime des moines" et l'accord du seigneur local n'ont peut-être pas été les éléments les plus déterminants de cette nomination.
 

L'abbaye de Saint-Gildas de Rhuys

Histoire

L 'abbaye est fondée au 6ème siècle (536) par Gildas, moine venu d'Angleterre (Probablement du Pays de Galles, ou alors d'Irlande). Il l'a construite en bois sur les restes d'un oppidum romain. L'abbaye devient vite célèbre, et adopte la Règle de St Benoît en 818. Elle prospère du 6ème au début du 10ème siècle. Elle accueille alors quelques 150 personnes.


Vue aérienne de l'abbaye de Saint-Gildas de Rhuys

Au Xème siècle, elle est détruite lors des invasions normandes. Elle subit principalement deux raids normands en 914 et 919. La communauté s'enfuit en emportant les reliques de son fondateur. Daoc est alors abbé. Il dépose ces précieux trésors à Bourg-Déols près de Châteauroux en Berry où il entreprend de construire un monastère. L'abbaye de Saint-Gildas de Rhuys abandonnée tombe alors en ruine.

A la demande du Duc de Bretagne, Geoffroy 1er, un certain Félix, moine de l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire la reconstruit, en pierres cette fois-ci. Commencée en 1008, la reconstruction s'achève en 1032 par la consécration de l'église par Judicaël, évêque de Vannes et frère du Duc. Félix meurt le 4 mars 1038. Plusieurs abbés succèdent à Félix. Un certain Robert est le prédécesseur d'Abélard et mourra vers 1130.

Le site

Pour le touriste d'aujourd'hui, Saint-Gildas de Rhuys est une station estivale charmante et très fréquentée de la côte sud de la Bretagne, tout près du Golfe du Morbihan. En bordure de mer, alternent les hautes falaises granitiques, les petites plages ensoleillées, les criques abritant de petits ports comme "le port aux moines". Le climat est toujours doux mais dans les mois d'hiver, les tempêtes d'ouest donnent évidemment au paysage un caractère plus austère.


Rue principale St-Gildas


Le port aux moines


Le port aux moines vue aérienne


Les falaises

Une très belle abbaye romane

Dans le volume "La Bretagne Romane" de la célèbre collection "Zodiaque" éditée par les moines de La Pierre Qui Vire, on trouve, après un exposé détaillé de l'histoire de l'abbaye,  une monographie de l'abbatiale de Saint-Gildas-de-Rhuys p. 287-293. On peut lire sous la plume de Louise-Marie Tillet : "La portion extérieure du déambulatoire adjacent à l'aile sud du transept et la chapelle absidiale sud sont les seuls témoins restant de la reconstruction de Félix (Ière moitié du XIème). De la fin du XIème datent le choeur à l'exception des chapelles et la plus grande partie du transept, la nef ayant été complètement reconstruite au XVIIe" . C'est tout l'article qu'il faut lire, illustré de photos en noir et blanc.

Ces indications sont très intéressantes et très précieuses car elles nous confirment qu'Abélard a connu le choeur, le déambulatoire et le transept quasiment tel que nous les voyons aujourd'hui. Il a célébré la messe entre ces colonnes et ces chapiteaux magnifiques.

Déception d'Abélard

En acceptant cette fonction d'abbé, Abélard entre dans le corps des hauts dignitaires de l'Église. Néanmoins sa déception est grande. Il comprend que les difficultés qui l'attendent vont être nombreuses.
"C'était une terre barbare, une langue inconnue de moi, chez les moines des habitudes de vie d'un emportement notoirement rebelle à tout frein et une population grossière et sauvage."

Abélard se trouve étranger en Bretagne, au nord de la Loire où l'on parle une langue qu'il ne connaît pas, lui qui est né dans une région peu éloignée, Le Pallet, mais située au au sud de la Loire où la langue bretonne ne s'est jamais implantée. Abélard est totalement insensible aux beautés du rivage breton. Les vagues de la mer à la pointe du Grand-Mont à Saint-Gildas, ne sont que la limite ultime qui lui interdit de fuir encore lus loin.
Et là, sur le rivage de l'Océan aux voix effrayantes, aux extrémités d'une terre qui m'interdisaient la possibilité de fuir plus loin, je répétais souvent dans mes prières : "Des extrémités de la terre j'ai crié vers vous, Seigneur, tandis que mon coeur était dans les angoisses."



Grégoire VII - enluminure du XIIIè

Son ambition de réformer les moeurs monastiques se heurte d'abord à l'hostilité des moines qui ne veulent pas changer de mode de vie et sont décidés à garder concubines et enfants mais aussi aux brimades du seigneur local qui s'est emparé de tous les biens du monastère privant celui-ci des revenus attachés aux biens fonciers. Cette tache de réformateur s'inscrit parfaitement  dans la ligne de la réforme dite "grégorienne" initiée par le pape Grégoire VII 1073-1085. Le pape entendait lutter contre des maux très répandus dans cette Église du XIe : le "Nicolaïsme" et la "Simonie", si l'on veut employer le langage de l'époque. La Nicolaïsme, mot qui fait référence à une secte désignée dans l'Apocalypse 2,6, est le péché des prêtres et des moines qui ne respectent pas le célibat et vivent avec concubines et enfants. La Simonie fait référence à Simon le magicien, act. 8,18-24. C'est le péché de ceux qui achètent les charges ecclésiastiques où qui accaparent les biens des églises ou des monastères. On voit que le programme d'Abélard est tout à fait conforme à celui de Grégoire VII.  Un concile oecuménique - Latran I - se tiendra en 1123 à Rome sous la présidence du pape Callixte II et confirmera cette orientation de la réforme. Abélard en a-t-il eu des échos ?

Abélard et ses moines

On comprend que les moines de Saint-Gildas ne veuillent pas abandonner femmes et enfants et qu'au contraire ils réclament de leur abbé de quoi nourrir leur famille. Que deviendraient ces femmes et ces enfants abandonnés ? Où iraient-ils ? On sait comment un contemporain d'Abélard, Robert d'Arbrissel, a pris en pitié certaines de ces femmes de prêtres répudiées et errantes pour les  réunir à Fontevrault. Mais Abélard ne dispose plus des revenus du monastère puisque le seigneur local a fait main basse sur le foncier de l'abbaye.
"Les moines m'obsédaient pour leurs besoins journaliers, car la communauté ne possédait rien que je pusse distribuer, et chacun prenait sur sa bourse pour se soutenir lui et sa concubine, et ses fils et ses filles. Non seulement ils se faisaient un plaisir de me tourmenter ainsi, mais ils volaient et emportaient tout ce qu'ils pouvaient prendre, pour me créer des embarras dans mon administration, et me forcer ainsi, soit à relâcher les règles de la discipline, soit à me retirer tout à fait."

Bien loin de trouver le dialogue avec ses moines, c'est pour Abélard à l'intérieur du monastère la lutte sans merci. Il se sent perpétuellement exposé à leurs embûches. Une fois au moins les moines tentent de se débarrasser de leur père abbé en versant du poison dans le calice de la messe. On peut noter à cette occasion, grâce à la mention du poison dans le calice, "veneno scilicet calici immisso", qu'il est désormais prêtre; cela sans doute au moins depuis qu'il a été élu abbé.

Une scène non moins étonnante se déroule à Nantes où Abélard est venu visiter le comte Conan III qui est malade. Un serviteur de la suite d'Abélard a reçu mission de ses frères d'empoisonner l'abbé au cours du repas. Mais c'est un moine qui, par ignorance,  mange  la nourriture empoisonnée destinée à Abélard et meurt sur le champ. Le serviteur criminel, épouvanté, s'enfuit !
Si un petit groupe de moines est fidèle à Abélard, qui s'est réfugié dans les dépendances de l'abbaye, un autre groupe lui tend des guet-apens dès qu'il sort de l'abbaye en postant, à prix d'argent, des brigands chargés de le tuer.


Sainte-Marie au transtevere- XIIème -Rome
A gauche Innocent II

A bout de ressources, Abélard en appelle à l'autorité d'Innocent II qui dépêche un légat, l'évêque Geoffroi de Chartres, pour excommunier les plus récalcitrants. Rien n'y fait, le calme ne revient pas à Saint-Gildas. Eternel persécuté, Abélard n'a de cesse de s'apitoyer sur son propre sort.
"Je considérais en gémissant combien ma vie était stérile et malheureuse : stérile pour moi comme pour les autres, tandis qu'elle était jadis si utile à mes disciples ; je me disais qu'aujourd'hui que je les avais abandonnés pour les moines, je ne pouvais, ni dans les moines, ni dans les clercs, produire aucun fruit : j'étais frappé d'impuissance dans toutes mes entreprises, dans tous mes efforts, et l'on pouvait justement m'appliquer ce mot : "Cet homme a commencé à bâtir, et il n'a pu achever." J'étais profondément désespéré,"

Abélard, abbé reconnu

S'il est vrai qu'Abélard a peu de succès dans le gouvernement de son abbaye, malgré ses déboires il fait néanmoins partie de la haute société féodale et ecclésiastique et est reconnu comme tel comme il est possible de le vérifier.
Nantes, aux ides de mars 1128

On trouve la mention d'Abélard, abbé de Saint-Gildas, comme témoin au bas de la charte où Conan III et sa mère Ermengarde restituent l'église Saint-Cyr et Sainte-Julitte de Nantes à l'abbaye féminine de Notre-Dame-du-Ronceray d'Angers. Abélard se trouve en compagnie de l'archevêque et poète Hildebert de Lavardin de Tours, des évêques d'Angers et du Mans.
Abbaye de Morigny, le 20 janvier 1131

C'est à l'occasion de la consécration de l'autel de l'abbaye de Morigny, à côté d'Etampes. Abélard va côtoyer à la fois le pape Innocent II ainsi que de nombreux dignitaires de la curie romaine qui suivent ce pape en exil et l'abbé  Bernard de Clairvaux, fameux prédicateur et réformateur qu'il rencontre sans doute pour la première fois. Il est dit d'Abélard : "Pierre Abélard moine et abbé et lui-même homme religieux et recteur des Écoles très excellentes, auxquelles affluaient les hommes lettrés de toute la latinité."
Nantes

Dans l'historia calamitatum Abélard affirme donc, comme il a été dit plus haut, être venu à Nantes visiter le Comte Conan III malade, comme si cela allait de soi. Cette visite ne se confond pas avec celle des Ides de Mars 1128. Il aurait alors logé chez son frère selon la chair qui semble être le chanoine Porchaire. On voit donc que la famille d'Abélard et Abélard lui-même sont proches de la famille comtale.
 

Sainte-Marie d'Argenteuil confisquée : 1129
Pendant qu'Abélard, nouvel abbé de Saint-Gildas depuis un an, peut-être deux, est aux prises de mille difficultés avec ses moines, des nouvelles alarmantes lui arrivent du monastère d'Argenteuil où Héloïse est prieure. Suger organise un concile à Saint-Germain-des-prés et obtient du légat du pape, Mathieu d'Albano, l'expulsion des moniales de leur couvent  Héloïse et quelques unes des religieuses se trouvent à la rue. Heureuse coïncidence, le Paraclet d'Abélard est vide et disponible.

"Les voyant dispersées de tous côtés par l'exil, je compris que c'était une occasion qui m'était offerte par le Seigneur pour assurer le service de mon oratoire. J'y retournai donc, j'invitai Héloïse à y venir avec les religieuses de sa communauté ; et, lorsqu'elles furent arrivées, je leur fis donation entière de l'oratoire et de ses dépendances, donation dont, avec l'assentiment et par l'intervention de l'évêque du diocèse, le pape Innocent Il leur confirma le privilège à perpétuité pour elles et pour celles qui leur succéderaient;"

Pierre les accueille au Paraclet et en fin de compte leur donne cette propriété foncière qui est la sienne. Ce sont en même temps de belles retrouvailles pour ce couple qui a vécu marié pendant si peu de temps et qui est séparé depuis plus de dix ans. Héloïse devient la supérieure de ce nouveau monastère féminin. Le 28 novembre 1131 le pape Innocent II confirmera la donation d'Abélard.

Le Paraclet aujourd'hui
 

page précédente   sommaire