Abélard
moine à l'abbaye de Saint-Denis
vers 1118 jusqu'en 1122

Les raisons de son  choix monastique
Ce n'est rien d'autre que la conséquence de son émasculation : la honte. Abélard est accablé par la confusion plus que par la douleur. Son honneur est bafoué. Il n'ose plus se présenter en public. Il pense être montré du

doigt et devenir la risée de ses élèves et de ses ennemis. Il n'a plus d'avenir comme maître-enseignant. Il lui faut se réfugier derrière les murs d'un couvent et revêtir l'habit religieux au plus vite.

"Au Livre des Nombres, chapitre LXXIV : " Tout animal dont les testicules ont été froissés, écrasés, coupés ou enlevés, ne sera pas offert au Seigneur ", dit le Lévitique; et dans le Deutéronome, chapitre M 2 : "L'eunuque, dont les testicules auront été écrasés ou amputés, n'entrera point dans l'assemblée de Dieu." Dans cet état d'abattement et de confusion, ce fut, je l'avoue, un sentiment de honte plutôt que le voeu de changer de vie qui me poussa vers l'ombre d'un cloître, Héloïse suivant mes ordres avec abnégation, avait déjà pris le voile et était entrée dans un monastère.

Nous revêtîmes donc tous deux en même temps l'habit religieux, moi dans l'abbaye de Saint Denis, elle, dans le couvent d'Argenteuil dont j'ai parlé plus haut. On voulait, je m'en souviens, soustraire sa jeunesse au joug de la règle monastique, comme à un insupportable supplice, on s'apitoyait sur son sort; elle ne répondit qu'en laissant échapper à travers les pleurs et les sanglots la plainte de Cornélie :" Histoire de mes malheurs


Abbatiale Saint-Denis

Disons dès maintenant que si Abélard choisit l'abbaye bénédictine de Saint-Denis, il n'y restera que quelques années. Rapidement il cherchera, tout en gardant l'état monastique, à se libérer de son voeu de stabilité et à retrouver son indépendance de mouvement. Ce sera à Provins en 1122, après l'affaire de Soissons. Cette liberté lui sera octroyée à l'arrivée du nouvel abbé de Saint-Denis : Suger.

Saint-Denis au temps d'Abélard

Rappel historique

Le site de l'abbaye de Saint-Denis a une longue histoire: Dès le Bas-Empire, un cimetière gallo-romain est attesté sur le site de Saint-Denis. Au IVe siècle, un mausolée fut élevé à l'emplacement du maître-autel actuel. Puis au Ve siècle, sainte Geneviève acheta les terres alentours et fit construire une église qui fut agrandie à deux reprises sous les Mérovingiens, notamment sous Dagobert Ier. Vers l'an 630, on y plaça les corps de saint Denis (premier évêque de Paris, martyrisé vers 250-280) et ses deux compagnons, le prêtre Rustique et le diacre Eleuthère. En 639 Dagobert est le premier roi franc a trouvé sa sépulture dans la basilique de Saint-Denis. Un nouveau sanctuaire fut entrepris vers 750 par Pépin le Bref. Sous les Carolingiens, une église de plan basilical à trois nefs et à transept saillant fut construite. L'édifice est consacré sous Charlemagne en 775.

Au temps d'Abélard


Le déambulatoire de la crypte de Saint-Denis

Cette abbaye bénédictine a pour chef l'abbé Adam 1099-1122. C'est une abbaye très liée au pouvoir politique du roi Louis VI. L'observance s'est relâchée. La clôture n'est pas strictement respectée : toutes sortes de visiteurs se pressent dans les bâtiments car la cour de Louis VI n'est pas loin, dans l'île de la cité.
"Je savais que l'avis du conseil était que l'abbaye devait racheter l'irrégularité de ses moeurs par une soumission plus grande au roi, et que son utilité allait jusqu'aux contributions temporelles :" Historia calamitatum
Abélard sera parti quand, en 1135, le nouvel abbé Suger commencera les grands travaux qui transformeront Saint-Denis en une abbatiale gothique. Sans doute ne reste-t-il du temps d'Abélard que cette crypte romane que Suger agrandira en l'entourant d'un déambulatoire pour servir de soubassement au chevet gothique

Un parcours chaotique
Le court séjour d'Abélard à Saint-Denis, 1118-1122, sera fertile en épisodes mouvementés:

1)  La critique par Abélard de la vie dissolue des moines de Saint-Denis.
"L'abbé lui même tenait le premier rang entre tous, moins par son titre que par la dissolution et l'infamie notoire de ses moeurs. Je m'étais plus d'une fois élevé contre ces scandaleuses obscénités tantôt en particulier, tantôt en public, et je m'étais ainsi rendu odieux et insupportable à tous." Historia calamitatum

2)  L'éloignement d'Abélard au prieuré de Maisoncelles-en-Brie et la poursuite de son enseignement aux nombreux élèves qui le suivent. Abélard rédige alors son traité sur la Trinité.  Voir Maisoncelles

3) La condamnation du concile de Soissons mars/avril 1121 et l'enfermement à Saint-Médard pendant quelques jours. C'est la théologie de la Trinité d'Abélard qui est mise en cause dans son ouvrage "Theologia summi boni". Sa libération rapide par le légat. Voir Soissons

4)  Le retour à Saint-Denis et la nouvelle controverse avec les moines au sujet de leur patron saint Denis, Denys l'aréopagite, évêque de Corinthe selon Abélard et non d'Athènes comme l'avait affirmé l'abbé Hilduin, traducteur de du Pseudo-Denys. Voir Provins.

Les moines de Saint-Denis vénèrent en effet comme patron un saint Denys qui récapitule en une seule personne trois personnages. D'abord le disciple de saint Paul, connu par le récit des Actes des apôtres : Denys l'aréopagite.
"Quelques hommes cependant s'attachèrent à lui et embrassèrent la foi. Denys l'aréopagite fut du nombre. Il y eut aussi une femme nommée Damaris et d'autres avec eux." Ac. 17,34
Puis Denys premier évêque de Paris, martyrisé vers 250 par décapitation sous Dèce et dont la légende a fait un saint "céphalophore". Enfin le moine mystique syrien du Vème  siècle auteur en grec des "Hiérarchies célestes" : le "Pseudo-Denys".


Abbatiale Saint-Denis - Portail  du transept nord
saint Denis céphalophore

5)  La fuite à Provins en Champagne pour échapper à la comparution devant le roi de France car s'en prendre à saint Denis, patron de l'abbaye royale, c'est aussi outrager la monarchie capétienne.
"Alors, ne pouvant plus résister au sentiment d'horreur que m'inspirait leur méchanceté, exaspéré par les coups de la fortune et profondément désespéré comme si l'univers entier conspirait contre moi, je profitai de l'aide de quelques frères émus de pitié pour mon sort et de l'appui d'un petit nombre de disciples, pour m'évader secrètement, la nuit, et me réfugier sur une terre du comte Thibaud, située dans le voisinage, et dans laquelle j'avais précédemment occupé un prieuré." Historia calamitatum
Après la mort, le 19 février 1122, de l'abbé Adam, la paix avec le nouvel abbé Suger. Abélard n'a plus de lien de subordination avec le monastère de Saint-Denis même s'il considère toujours Suger comme son abbé.

Suger et Sainte-Marie d'Argenteuil

On sait néanmoins comment Suger réussira en 1129 par des manoeuvres calomnieuses contre les moniales et de faux documents fabriqués dans le scriptorium de Saint-Denis à s'approprier le monastère de Sainte-Marie d'Argenteuil dont la prieure n'est autre qu'Héloïse. Les moniales seront alors expulsées sans ménagement. Abélard sera là pour offrir au Paraclet un refuge aux expulsées d'Argenteuil. Voir Argenteuil

Abélard et l'architecture
Abélard s'est-il intéressé à l'architecture de son temps comme ses contemporains Suger ou saint Bernard  ? Cela ne semble pas évident.

Suger 1081-1151 a été un grand constructeur. A partir de 1135 Suger, en véritable architecte, a conduit à bien la construction du narthex puis la reconstruction du chevet au dessus de la crypte carolingienne en faisant le choix du gothique, une architecture riche colorée et audacieuse. Ce chevet lumineux est plus adapté à la présentation des reliques des saints vénérées par des pèlerins de plus en plus nombreux. Il a écrit : "Mémoire sur la consécration de Saint-Denis". Cette consécration aura lieu le 11 juin 1144.
Saint Bernard, cet autre contemporain d'Abélard, aura un rôle considérable aussi mais dans une direction opposée à celle de Suger. Il sera l'inspirateur de l'architecture renouvelée des monastères cisterciens qui vont couvrir l'Europe: un roman dépouillé et austère, sans vitraux ni sculptures.


   Voûte romane au centre de la crypte carolingienne

Rien de tel chez Abélard, pas de préoccupations architecturales. D'ailleurs, il ne connaîtra pas le Saint-Denis "gothique" et ne sera plus de ce monde lors de sa consécration en 1144.


Chapiteaux romans de la crypte

Pour la fondation du Paraclet il écrira seulement:
"j'élevai, avec le consentement de l'évêque du diocèse, une sorte d'oratoire de roseaux et de chaume, que je plaçai sous l'invocation de la Sainte Trinité. Là, caché avec un de mes clercs, je pouvais véritablement chanter au Seigneur : "Voilà que je me suis éloigné par la fuite, et je me suis arrêté dans la solitude."
 

On sait aussi qu'il assistera en 1131 à la consécration de l'autel de Morigny par le pape Innocent II et qu'il y rencontrera saint Bernard. Pendant tout le temps où il est abbé de Saint-Gildas de Rhuys il se préoccupe de subvenir aux besoins de ses moines mais nous ne l'entendons pas parler du monastère de pierre qui les abrite. Enfin, dans la lettre VIII où il trace les détails d'une règle pour les moniales, on peut lire :
"Ce n'est pas uniquement dans les affaires de nourriture ou de vêtement qu'il faut éviter les abus mais aussi lorsqu'il s'agît de bâtiments ou d' autres possessions. Pour les bâtiments cela se voit sans peine lorsqu'ils sont plus grands et plus beaux qu'il ne faut ou bien lorsque les embellissant de sculptures ou de peintures nous élevons des palais pour les rois au lieu de bâtir des refuges pour les pauvres."
Dans cette orientation et ces conseils on retrouve l'accent d'un réformateur austère dans le style de Bernard de Clairvaux, mais c'est toutefois un peu court et peu original !

Saint-Denis Gothique du XIIIéme
Saint  Louis dès 1231 participe à la reconstruction de la nef carolingienne de l'abbatiale de Saint-Denis. C'est Pierre de Montreuil qui conduira le chantier qui tend à raccorder le chevet au narthex, l'un et l'autre construits par Suger au XIIème. On montera jusqu'à 28 mètres de hauteur sous voûte et on reconstruira la partie haute du chevet de Suger. Les travaux seront terminés en 1281.


Saint-Denis  du XIIIème    

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