Un innovateur |
![]() Les origines païennes du mot "théologie" Dans le monde grec les stoïciens distinguaient trois emplois : 1- La théologie mythique des poètes: pour Platon
la théologie désigne les fictions poétiques sur les dieux, et à ce
titre elle n'est guère digne d'intérêt. |
3- La théologie naturelle ou philosophique. Aristote entend par théologie l'explication des êtres mobiles par l'être immobile qu'il désigne comme le premier moteur. En ce sens la théologie s'intéresse aux causes immobiles et immatérielles de ces êtres divins que sont les astres. |
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La première est victime de
l'imagination, la deuxième est tributaire de la tradition et la
troisième escompte les dépasser en s'appuyant sur la raison.
Augustin (354-410) qui connaît ces trois sens s'en prend surtout aux
deux premières jugées inefficaces dans l'ordre du salut et même
immorales dans la cité. |
L'audace
d'Abélard C'est avec Abélard que la théologie chrétienne commence à prendre son essor en devenant "dialectique", c'est à dire en accordant une place privilégiée à la raison. Abélard ne pensait pas qu'il suffisait d'expliquer l'Ecriture au moyen des autorités (les "gloses" ou compilations d'avis d'auteurs), il fallait argumenter au moyen de la raison. Sans doute Abélard continue d'appeler l'étude des sciences sacrées "magisterium divine lectionis", mais il emploie le mot théologie pour désigner son propre travail. Voici la description qu'il fait de son premier ouvrage de théologie, le "de unitate et trinitate divina" :
Abélard signe la naissance de la théologie, un mot qu'il va étrenner, assurant ainsi la transition avec la scholastique. |
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BAZAN Bernardo Carlos. L'auteur, Jean JOLIVET, spécialiste reconnu des études abélardiennes, offre dans ce volume une introduction éclairante à la
théologie d'Abélard. Après avoir passé en revue les diverses
interprétations que les historiens on fait de cette théologie depuis
le XVIIIème siècle jusqu'aux historiens marxistes contemporains, J. Jolivert met en relief le fait que la recherche actuelle s'est
tournée vers l'examen de la méthode utilisée par Abélard afin de
déterminer la place qui lui revient dans l'épisté- mologie
médiévale. Cet intérêt, qui va de pair avec celui que la philosophie
du xxe s. a pour le langage, a permis que la théologie d'Abélard,
toute pénétrée de dialectique et de grammaire, reçoive un éclairage
nouveau. Cette introduction à la théologie d'Abélard est faite par une présentation de ses œuvres plutôt que par un exposé thématique. Les écrits sont organisés par genres (les trois Théologies, le Sic et non, les Collationes , l'Éthique, les Commentaires), et l'ordre de leur présentation bénéficie des résultats les plus solides des recherches contemporaines sur la chronologie des écrits abélardiens. Le fil conducteur qui oriente cette méthode analytique permet au lecteur de parvenir à une vue synthétique du contenu et de la méthode de la théologie d'Abélard. L'exposé, en effet, présente les principaux thèmes théologiques et les principes méthodologiques de chaque œuvre en mettant en relief les rapports qui existent entre ces divers écrits, ainsi que les développements et précisions qu'Abélard a apportés à sa pensée au cours de sa carrière. Les trois théologies La présentation de la Theologia Summi Boni (antérieure à 1221, car condamnée cette même année à Soissons) ouvre l'analyse. C'est important de remarquer qu'Abélard semble avoir été le premier à désigner une œuvre systématique consacrée aux choses divines par le mot Theologia plutôt que par le nom Sacra doctrina, courant à l'époque. Cette première Théologie, centrée sur le thème de la Trinité a pour but de "traiter du fondement même de notre foi au moyen d'analogies issues de la raison humaine » (p. 25). Ceci ne contredit pas le principe selon lequel la foi doit précéder la raison; Abélard veut dire qu'on ne peut se contenter de simples formules, mais qu'il faut trouver un sens minimal dans les propositions par lesquelles on formule le dogme trinitaire. D'où le projet central de J. Jolivet : décerner les clés de la méthode théologique de cette première Théologie, car elles guideront les œuvres postérieures. L'élément constant de la doctrine d'Abélard sur la Trinité est la distinction des trois Personnes au sein de l'unité substantielle de Dieu par la Toute-puissance, la Sagesse et la Bonté, noms par lesquels on signifie le propre de chacune des Personnes, sans qu'ils leur soient respectivement exclusifs. Elles se distinguent aussi par leur place dans un réseau de relations (génération, procession) et cette place est aussi leur propre (terme qui relève de la dialectique). Le point le plus original (p. 28) est d'affirmer que ce mystère trinitaire a été révélé non seulement aux juifs (par les prophètes), mais aussi aux païens (par les philosophes) ; le plus audacieux est de soutenir que les philosophes se sont exprimés plus clairement que les prophètes, sous forme mythique, bien entendu, et de manière enveloppée (involucrum), mais toujours attentive à la précision des mots. Cette éloge de la philosophie s'accompagne d'une condamnation des mauvais dialecticiens. Abélard insiste sur le fait que Dieu est inconnaissable, mais qu'il faut faire appel à la dialectique pour réfuter, sur leur propre terrain, ceux qui l'utilisent contre la foi. Dans ce but apologétique Abélard recourt dialectiquement à des déplacements sémantiques (translatio) et des analogies (similitudines) visant à transposer les vocables des créatures au Créateur (à remarquer les analyses sur « même » et « autre », ainsi que sur « personne »). Les principes qui relèvent des arts du trivium sont mis à l'œuvre dans la réfutation des objections contre la Trinité. Tout en insistant sur le fait que la Trinité est dans les choses, pas dans les mots, Abélard rappelle que la théologie travaille sur et par des énoncés, et que les règles du langage autorisent ou refusent qu'on parle de telle ou telle façon. Ce principe est nécessaire pour comprendre correctement l'esprit et la méthode d'Abélard (p. 41). En effet, Abélard insiste sur le fait qu'il n'enseigne pas la vérité à partir de la philosophie, mais qu'il l'utilise seulement pour préciser la terminologie théologique et réfuter les adversaires de la foi. Cette règle méthodologique modeste et hardie pour expliquer les verba catholica en exploitant les ressources du trivium tout en reconnaissant l'incognoscibilité de Dieu, fut difficile à comprendre et à admettre par les contemporains, bien qu'elle ait eu des antécédents plus hardis (Anselme de Cantorbéry et l'école de Laon). Dans la Theologia christiana (1121-1126) et dans la Theologia scholarium (1133-1140), on retrouve les mêmes thèmes et les mêmes principes méthodologiques. La nouveauté est marquée par les développements sur le Souverain Bien « par des raisons vraisemblables et les plus convenables » (p. 55). Les arguments fondés sur le sentiment moral du meilleur, tout en n'étant pas nécessaires, sont cependant capables d'atteindre les choses divines plus réellement et plus positivement que la dialectique et les arts du langage. Ceux-ci, néanmoins, continuent d'être utilisés pour démontrer l'existence du Créateur, pour analyser la Toute-puissance divine et les relations entre le vouloir, la sagesse et la bonté de Dieu, d'un côté, et le cours des choses, de l'autre (un des chapitres les plus difficiles de la théologie d'Abélard). La méthode dialectique sert à clarifier ce que la considération du meilleur nous fait attribuer à Dieu. Les raisons nécessaires qu'elle fournit servent à réfuter les adversaires, mais restent au service des raisons de convenance qu'on utilise pour expliquer. La méthode d'Abélard est éloignée de la démarche d'Augustin, dont l'essentiel est « le retour à l'intériorité spirituelle, comme de celle d'Anselme de Cantorbéry, examen de la nécessité propre à la vie divine » (p. 64). Elle a comme dessein l'expression des dogmes dans des énoncés éprouvés selon les règles du trivium.
Le Sic et non Le Sic et non (1121-1131) est un volumineux dossier de sentences organisées selon le schéma de la Theologia christiana (foi, charité, sacrements). Comme tel, il n'est pas novateur. L'originalité de l'œuvre se trouve dans le Prologue, où Abélard expose les règles dialectiques de l'interprétation des textes sacrés, et souligne l'harmonie entre la révérence du croyant et la raison du grammairien. Il cherche, par tous les procédés herméneutiques que lui offrent les disciplines du trivium, à résoudre les contradictions des sentences. Ce n'est qu'une fois épuisées les tentatives de réduction qu'on est forcé de choisir. Si le désaccord des sentences suscite la quaestio, le but initial de celle-ci est de concilier les autorités. Cette révérence abélardienne pour la tradition fait de lui une figure moins radicale que l'école de Laon, plus prête à accepter la nécessité de choisir. « Abélard peut bien avoir initié ou perfectionné des changements importants dans la théologie — sur ce point au moins, il reste timoré » (p. 77).
Les Collationes
Dans les Collationes,
ou conférences
ou Dialogue entre
un philosophe, un juif et un chrétien (de la même période que le Sic
et non), le judaïsme et le christianisme sont appelés à comparaître
devant la raison et la loi naturelle afin de justifier leurs
croyances. Le dialogue a lieu donc sur le terrain de la philosophie,
représentée par quelqu'un dont l'origine laisse entrevoir qu'il est
musulman (au temps d'Abélard la connaissance de l'Islam était
fragmentaire et inadéquate). "Le dialogue entre le philosophe et le
chrétien" contient un véritable discours sur la méthode théologique
(p. 85), une affirmation de l'harmonie entre foi et raison, un éloge
du discours rigoureux et le thème déjà rencontré de l'illumination
des philosophes, instruits par le Verbe. Le philosophe, à son tour,
reconnaît que les chrétiens, par la qualité de leurs raisonnements,
se montrent comme étant de véritables logiciens.
L'Ethica sive Scito te ipsum L'Ethica sive scito te ipsum (œuvre des dernières années) est centrée sur la problématique du péché. Elle contient une fine présentation de la morale de l'intention et une analyse dialectique rigoureuse de l'intention, les normes et l'action. La morale abélardienne n'est pas subjectiviste : si la bonté de l'intention est une condition nécessaire de la bonté de l'œuvre, elle n'en est pas une condition suffisante ; en outre elle doit être conforme à une norme objective posée par Dieu. Par contre, il suffit de ne pas suivre la conscience pour pécher. « Si obéir à la conscience ne justifie pas, lui désobéir condamne : il n'y a de péché que contre la conscience » (p. 97). Les paradoxes et les tensions internes de cette morale sont mises en évidence de façon claire par J. Jolivet, qui la présente, en définitive, comme une morale libératrice à l'égard de l'extériorité de la lettre et de la tradition » (p. 101). Commentaires La présentation des écrits se termine par une analyse des Commentaires (sur le symbole des apôtres, sur les questions posées par Héloïse, sur l'oraison dominicale et sur l'Hexaemeron). L'explication du récit de la Genèse donne à Abélard l'occasion de mettre en œuvre sa méthode théologique. Bien qu'Abélard dépende des commentaires antérieurs, lorsqu'il examine les problèmes, il le fait en logicien (p. 109), sous forme de questions. Ce sont les procédés de la rhétorique, de la grammaire, de la philologie et de la dialectique qui aident à résoudre les problèmes d'interprétation. Cette méthode de questions était déjà pratiquée (Abélard n'est pas « une sorte de météorite isolé dans son siècle »), mais Abélard la porte à sa plus grande perfection. Conclusion : Abélard condamné Dans son chapitre final, « Abélard condamné » J. Jolivet fait un bilan sobre des causes de la condamnation au concile de Sens (il y a trop peu de renseignements sur Soissons). Il montre, pour la plupart des accusations, qu'elles résultent d'un manque d'attention au contexte des thèses abélardiennes. Quelques thèses, particulièrement en morale, sont, bien entendu, plus discutables, mais la façon où les accusateurs les ont formulées ne fait pas justice à la pensée d'Abélard. Au fond, le trait commun à tous les chefs d'accusation est soit le rejet de l'usage de la logique en théologie, soit le refus de considérer les dogmes du point de vue de la philosophie, soit l'abomination de la nouveauté (p. 123-124). Abélard tient une place importante dans l'instauration d'une façon nouvelle de faire de la théologie. « Pourtant cette importance historique d'Abélard est restée inaperçue au cours du moyen âge». Il reviendra à Pierre Lombard, disciple d'Abélard, de synthétiser les méthodes de la collection de sentences et de l'analyse dialectique (Anselme de Laon et Abélard) et d'engager la théologie latine dans une nouvelle voie. La redécouverte d'Abélard devait attendre le XIXème siècle. Une bibliographie sélective complète cet excellent ouvrage d'introduction. Carlos BAZAN.
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